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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
21 août 2014

La vie sans fards (Maryse Condé)

                                           La vie sans fards

                                               (Maryse Condé)

La vie sans fards 0003

            Disons tout de suite notre reconnaissance à Maryse Condé pour cette autobiographie qui nous livre les premiers pas chaotiques de l'Afrique sur le chemin des indépendances. En effet, quand on a eu la chance de vivre ces événements, qui ont profondément marqué les peuples africains, et quand on a eu l'opportunité de côtoyer les hommes qui sont devenus aujourd'hui des références historiques, donner son témoignage revient à faire un précieux cadeau aux générations à venir.

            Reprenant à son compte la formule de Jean-Jacques Rousseau au début de ses Confessions, Maryse Condé déclare : « je veux montrer à mes semblables une femme dans toute la vérité de la nature et cette femme sera moi ». C'est en effet sa « vie sans fards » qu'elle nous offre. Son récit autobiographique nous montre clairement que c'est autour de sa sexualité – plus qu'autour de sa vie amoureuse – que s'est construite sa vie de mère et de femme de lettres. Même si elle a connu les premiers pas de la Guinée de Sékou Touré et ceux du Ghana de Kouamé N'Krumah – alors le berceau des réfugiés politiques africains – même si elle a fréquenté des hommes illustres comme Hamilcar Cabral, Richard Wright et son épouse Ellen, Wole Soyinka, et assisté à des conférences de Malcom X et de Che Guevara à Accra, on ne peut pas dire que Maryse Condé fut une militante.    

            Ce ne sont donc pas des convictions politiques que vous trouverez dans ce livre. Ce n'est pas pour elles qu'elle est partie en Afrique en 1959, à une époque où triomphait la négritude et où Conakri et Accra étaient les deux foyers africains du militantisme révolutionnaire et du panafricanisme. Une époque où « le Ghana [...] appartenait aux Afro-Américains. Ils y étaient aussi nombreux que les Antillais en Afrique francophone, mais considérablement plus actifs et plus militants ».

            Enseignante à Bingerville, en Côte d'Ivoire, puis dans un collège de jeunes filles à Conakry, c'est au rythme de ses enfants nés rapidement - comme par accident - qu'elle va tenter d'organiser sa vie entre l'Afrique, la France, l'Angleterre et de nouveau l'Afrique. Les trente premières années de sa vie nous montrent qu'elle a été l'objet du jeu de sa vie sexuelle.

            C'est un récit éblouissant de vérité et de lucidité sur sa vie et celle des sociétés où elle a vécu. Son style agréable nous permet d'apprécier de belles pages sur la société antillaise,  sur les communautés d'Antillais en Afrique, sur la vie quotidienne à l'époque de Sekou Touré et de Kouamé N'Krumah, sur les sociétés musulmanes africaines.

                                                       Deux réflexions

            Au regard des relations de Maryse Condé avec les hommes, nous nous permettons deux réflexions : l'attitude de son premier compagnon témoigne du sentiment de supériorité que les métis antillais éprouvaient à l'égard des Noirs. Eux aussi avaient intégré en leur for intérieur la hiérarchie des races et défendaient ingénieusement le palier qui leur revenait contre les occupants du rang inférieur. Concernant les Africains, il convient de dire que toutes les femmes européennes doivent se méfier de tous ceux qui se disent  très respectueux de leurs traditions. Ces hommes sont à fuir ! Ce sont indubitablement des dictateurs qui leur promettent l'enfer dans la vie conjugale. Dans le même ordre d'idée, il est prudent de ne jamais épouser une personne dont les convictions politiques sont opposées aux vôtres.     

Raphaël ADJOBI

Titre : La vie sans fards, 285 pages

Auteur : Maryse Condé

Editeur : Jean-Claude Lattès, 2012.

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3 septembre 2014

Les trois fautes capitales d'Houphouët-Boigny ou l'historique naufrage d'un capitaine mal inspiré

                Les trois fautes capitales d'Houphouët-Boigny

                   ou l'historique naufrage d'un capitaine mal inspiré

Houphouët-B

            

Dans l'histoire de la jeune Côte d'Ivoire, l'image d'Houphouët-Boigny demeure en ce début du XXIe siècle une référence essentielle. Cependant, depuis quelques années, elle est sérieusement bousculée par celle de Laurent Gbagbo apparaissant de plus en plus éclatante parce que chargée d'un symbole qui parle au cœur de l'humain : la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes.

          En effet, dans l'Afrique des années soixante à quatre-vingt-dix, Houphouët-Boigny et la Côte d'Ivoire qu'il dirigeait représentaient pour la France et le reste du monde l'Afrique prospère quand elle accepte de marcher à l'ombre tutélaire de son ancien colonisateur. Les puissances européennes ayant lâché leur emprise sur leurs anciennes colonies - qui se débattaient dans les difficultés propres à des états nouvellement indépendants - apparaissaient alors comme de piètres humanistes. 

          Ardemment opposé à l'indépendance des pays africains, quand l'heure des indépendances sonna, Félix Houphouët-Boigny ne ménagea aucun effort pour arrimer la Côte d'Ivoire et l'Afrique francophone à la mère patrie : la France. Auréolé de tous les qualificatifs inventés par ses parrains – « père de la nation », « le sage de l'Afrique » – il se fit l'excellent ambassadeur de la France auprès de ses pairs africains et son zélé commissionnaire des basses besognes dans les conflits locaux.

          Il se montra si soucieux de l'intérêt et du prestige de la mère patrie qu'il oublia l'essentiel : la Côte d'Ivoire. Certes, son rôle de « préfet français », lui faisant bénéficier de toutes les indulgences – et peut-être aussi de certaines largesses – lui permit de donner à la Côte d'Ivoire un visage séduisant qui attirait tous les regards et aussi la jalousie de ses voisins. En effet, en une vingtaine d'années, son pays se révéla, dans ce désert de l'ouest africain, une oasis enchantée vers laquelle accouraient les pauvres hères assoiffés de bonheur matériel.

          Malheureusement, bien vite, certains, comme René Dumont – auteur de L'Afrique noire est mal partie, publiée en 1962 – reconnaissant le miroir aux alouettes, crièrent au mirage économique d'une terre en perdition. Rien ne sert en effet de s'ériger en bâtisseur d'œuvres titanesques si les populations ne peuvent bénéficier de soins, payer les études de leurs enfants, si les paysans qui sont les mamelles de l'Etat doivent vivre pauvrement. Ces voix qui s'alarmaient indiquaient que si le peuple restait écarté de la politique qui dessinait son destin, et si les lettrés ne devaient avoir pour seule visée que la place du colon, les grands projets seraient toujours inadaptés et insuffisants pour faire de la Côte d'Ivoire un pays développé. Selon ces esprits éclairés, la contribution volontaire des populations aux décisions politiques paraissait nécessaire pour mieux cibler les besoins et contribuer aussi à une meilleure cohésion nationale pouvant déboucher sur une vraie indépendance économique.

       Absence d'héritage politique de sa présidence

          Effectivement, sur le plan national, pendant très longtemps, Houphouët-Boigny s'est fermement opposé à tout projet pouvant aboutir à une sortie du giron français. Pour lui, la Côte d'Ivoire devait demeurer rivée à la France par ce que François Mattei appelle si joliment les « trois piliers de la cathédrale françafricaine » : le président du pays est choisi par la France ; l'armée française est installée sur le sol ivoirien ; la monnaie ivoirienne, le franc Cfa – vestige colonial – est contrôlée par la France. Ce qui voudrait dire que l'idéal d'Houphouët-Boigny, c'est une Côte d'Ivoire sous la telle de la France.

          Il y avait pourtant un domaine où le prétendu « père de la nation » aurait pu, s’il avait voulu, amorcer une brèche dans l'édifice françafricain. C'était celui de la démocratie. Un effort dans ce sens aurait permis l'émergence rapide d'idées nouvelles et de projets nouveaux aidant à la marche vers la véritable indépendance du pays. D'ailleurs, à cette époque, certains croyaient - naïvement ou non - que ne voulant pas lutter frontalement avec le colonisateur, il avait au fond de lui l'intime conviction qu'il fallait préparer les armes qui permettraient plus tard aux Ivoiriens d'arracher leur pays à l'emprise de la France. Il n'en fut rien. A aucun moment, « le vieux » – comme on l'appelait affectueusement – ne montra à ses compatriotes que cette conquête lui tenait à cœur, qu'elle était primordiale. A aucun moment, il ne pensa à leur confier un héritage qui leur deviendrait cher au point de les pousser à consacrer toutes leurs énergies, leur vie, à le défendre.

          Il commit même le crime de s’opposer fermement à l’instauration du multipartisme inscrit dans la constitution ivoirienne ! Sans l’entêtement de Laurent Gbagbo – qui a pris tous les risques et essuyé toutes les humiliations – jamais la Côte d’Ivoire n’aurait connu les balbutiements de la démocratie qu’elle a vécue avant le coup d’état français d’avril 2011. C’est grâce à la conquête du multipartisme par Laurent Gbagbo – qui n’a jamais remis en cause les institutions et particulièrement la composition du Conseil constitutionnel, le seul juge des résultats des élections – que chaque nouveau président de la république a été incontestablement le chef de l’armée nationale laissée par Houphouët-Boigny à sa mort.

          En effet, une armée nationale qui fait allégeance à l’élu du peuple proclamé et investi par le Conseil constitutionnel est la preuve que les institutions du pays fonctionnent et que la démocratie est bien en marche. Grâce à l'adoption du multipartisme, les Ivoiriens avaient donc enfin un bien commun à défendre. La preuve qu'ils s’imprégnaient peu à peu des principes de la démocratie et en reconnaissaient les valeurs se vérifie dans ce qui s’est passé après l'épisode du pouvoir militaire avec le général Robert Guéi. En 2000, après des élections chahutées, l’armée s’est placée sous l’autorité de celui qui été reconnu l'élu du peuple par le Conseil constitutionnel. Malheureusement, ce processus démocratique avec des institutions fortes a pris fin en avril 2011, lorsqu'un nouveau pouvoir s’est installé hors de l’investiture prononcée par le Conseil constitutionnel avec une armée autre que celle héritée des précédents présidents. Or, toute armée, suppléant celle existante grâce à la volonté d'un seul homme, est une armée prétorienne, c'est-à-dire une armée privée. Les FRCI sont en effet l'armée personnelle d'Alassane Ouattara et de ses amis et constituent un danger pour l'avenir de la République.

          Qui peut dire ce que Houphouët-Boigny a laissé à ses compatriotes et pour quoi ils seraient prêts à se battre ? Nous mesurons la vacuité de son héritage politique aujourd’hui d'autant plus que la démocratie – disparue en 2010 – apparaît véritablement chère au cœur des Ivoiriens. Oui, le multipartisme a enseigné à chaque Ivoirien la force nécessaire des institutions avec ses bienfaits immédiats : l’absence de prisonniers politiques, la liberté de la presse et d’opinion, le respect de la vie. Et force est de constater que l'architecte de cette grande œuvre, qui constitue la vraie construction d’une nation, n’est pas celui que l’on a pompeusement appelé « le père de la nation », mais le Prométhée national – Laurent Gbagbo – qui, aujourd'hui, le supplante largement dans le cœur des Ivoiriens. Sans ce dernier, « le vieux » les aurait laissés démunis au bord d'un précipice insondable, sans héritage politique, sans idéal à défendre. Grâce à Laurent Gbagbo, entre 2000 et 2010, quand les Ivoiriens descendaient dans la rue, ce n'étaient pas pour crier qu'ils avaient faim mais pour défendre la démocratie menacée.

                 Absence de mémoires ou de manuscrit

         Si Houphouët-Boigny n’a laissé aucun héritage politique à ses concitoyens, il n’a pas songé non plus à les instruire par des écrits. Pas de mémoire de son vivant, pas de mémoire après sa mort !

          Pour se dédouaner de ce manquement, il aimait à clamer que les deux personnes les plus célèbres de notre ère – Jésus et Mohamed – n’ont jamais rien écrit. Il a oublié qu’il n’est ni l’un, ni l’autre. Il avait surtout perdu de vue que Jésus et Mohamed ont beaucoup agi, exposant leur vie à l’adversité. S’il avait été plus attentif à l’Histoire, il aurait constaté que l’esprit de l’humanité se nourrit de deux sources : l’attachement, d’une part, à ceux qui ont donné leur vie pour un idéal, et d’autre part à ceux qui ont laissé des idées fortes pour instruire les générations futures.

          Un vrai pouvoir d’Etat, lorsqu’il est confronté à des situations particulières, doit être capable de prévenir ses successeurs de certains dangers, leur faire partager ce qu’il a pu ou n’a pas pu faire dans le secret, afin que ceux-ci puissent avancer d’un pas plus serein. A-t-on forcé la main à Houphouët-Boigny pour qu’il favorise l’immigration de ses voisins sahéliens sur la terre ivoirienne afin d’éviter à la France d’être inondée de Burkinabés et de Maliens ? Dans quelles conditions a-t-il nommé Alassane Ouattara Premier ministre alors que personne ne le connaissait ni d’Eve ni d’Adam ? Que savait-il réellement de son dernier Premier ministre, dont il prenait publiquement la défense devant ses compatriotes qui voyaient très mal sa présence à ce poste ? A-t-il passé un contrat avec lui ? Que croyait-il avoir réussi et quel projet avait-il pour l’avenir politique de la Côte d’Ivoire qu’il n’a pu réaliser ? Que de questions sans réponse ! 

          Par des écrits, Houphouët-Boigny aurait pu nous éclairer et nous éviter certaines crises fâcheuses et déchirantes. S’enorgueillir d’être un grand bâtisseur de monuments ne fait pas de vous un bâtisseur de nation. Quand on avoue sa faiblesse intellectuelle et politique, on choisit de se refugier dans le pouvoir de l’argent en élevant des édifices à sa propre gloire et à celle de ceux que l’on aime. On se montre dépensier pour s’attirer les faveurs des uns et des autres. Mais la nation se construit avant tout en esprit et en politique, c’est-à-dire en pensant à l’homme attaché à son milieu, en lui donnant l’occasion de tendre vers un idéal où son bonheur peut se réaliser par son travail et sa persévérance. Que pensait Houphouët-Boigny de tout cela ? Nous n'en savons rien parce qu'il est parti sans nous laisser un seul mot pour nous éclairer.

                             Absence d'héritage familial

          L'élément qui a fini par convaincre, rétrospectivement, bon nombre de ses concitoyens que « le vieux » était indigne de leur admiration et de leur considération, c'est la bataille qui s'est engagée autour des biens qu'il n'a pu emporter dans sa tombe. Personne ne peut dire qu'il a été surpris par la mort, puisqu'il n'a pas quitté ce monde dans la fleur de l'âge. D'autre part, nous savons qu'il a longtemps vécu en France et côtoyé les pratiques de ce pays.

          Malheureusement, on constate aujourd'hui qu'il a vécu parmi les Français qu'il a servis, de près et de loin, sans jamais avoir été imprégné de l'esprit de leurs pratiques qu'il copiait cependant. Tel le crocodile dont il a fait son animal de compagnie parce qu'il l'inspirait, la rivière dans laquelle il se baignait quotidiennement ne l'a jamais rendu meilleur.

          Houphouët-Boigny est demeuré, durant sa vie entière, un paysan baoulé, gérant ses affaires familiales de la même façon qu'il gérait celles de l'Etat. Il est demeuré dans l'oralité alors que la société moderne se construit sur la base de l'écrit, sur des textes de lois, sur des témoignages palpables.

          Imbu de sa personne, méfiant des siens, il ne plaça sa confiance qu'en ses amis Blancs qui savaient le flatter comme il aimait. Aussi confia-t-il la gestion de sa fortune aux Européens. Normal donc que personne ne sache aujourd'hui ce que sont devenus tous ses biens immobiliers sur le territoire français. On prétend çà et là qu'ils ont été vendus. Par qui ? Pour le compte de qui ? Qui en avait la gestion ? La France et ses médias, toujours prompts à accuser Laurent Gbagbo de tous les maux, n'ont pas osé lui imputer ce vol, même au nom de la Côte d'Ivoire. 

          Parce qu'il était doué pour ne jamais faire confiance aux siens, les nombreux comptes que Houphouët-Boigny se vantait publiquement d'avoir ouverts en Suisse sont aujourd'hui introuvables. A qui la faute ? A lui tout seul, bien sûr. Il est normal que des comptes ouverts sous le sceau du secret se perdent dans la nature - pour ne pas dire dans les poches des banquiers - après la mort du détenteur du code. Sans testament écrit officiel ou officieux désignant les bénéficiaires et contenant les éléments nécessaires pour accéder aux biens cachés, courir après l'héritage familial d'Houphouët-Boigny, c'est courir après un mirage.

          Que peuvent retenir les Ivoiriens de la présidence d'Houphouët-Boigny ? Une seule image : le précipice béant qui s'ouvre devant eux ! Résultat, on se jette dans le vide, on se déchire, on se fait la guerre. A sa mort, les Ivoiriens n'ont même pas eu l'honneur d'être perçus comme une famille se disputant un héritage ; parce qu'il n’y en avait pas. Aussi, ils ont assisté, indifférents, à la querelle entre Konan Bédié et Alassane Ouattara pour le fauteuil présidentiel. Par contre, quand Laurent Gbagbo leur offrit le multipartisme et la démocratie, ils devinrent fiers et jaloux de leur patrie et se mirent à la défendre ardemment contre l'adversité et même contre la puissante armée française. C'est dire combien un héritage national, bien reconnaissable par tous, est nécessaire à la cohésion d'un pays. Grâce à Laurent Gbagbo, tout le monde sait ce que les Ivoiriens défendent contre le pouvoir installé par la France en avril 2011. Houphouët-Boigny est donc définitivement écarté des valeurs qui animent le combat des Ivoiriens.

Raphaël ADJOBI

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24 octobre 2014

Réflexions sur l'Enseignement français autour de La frabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli

            Réflexions sur l'enseignement français  

 autour de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli                            

La fabrique du crétin 0002

            Depuis mon entrée dans l'enseignement, hormis un travail de recherche universitaire terminé en 1987, je n'ai rien écrit sur les programmes de l'école ou la pédagogie en général. Je me suis abstenu d'émettre, par des écrits, une quelconque opinion sur la politique de l'Education nationale, sur les pédagogies ou méthodes d'enseignement pratiquées en France. Fermement opposé aux néo-pédagogues dont les idées et les méthodes – sans doute salutaires pour quelques nécessiteux – ont été généralisées à l'ensemble des élèves, je n'ai jamais osé porter mes jugements personnels au-delà de mes cercles d'amis. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui me manquait.

            Je me souviens avec irritation de cette institutrice de mon fils, alors en première année du cours élémentaire, qui m'expliqua très doctement qu'elle faisait travailler ses élèves étendus sur les couvertures étalées dans le grand espace central de sa classe  afin de leur apprendre à se respecter les uns les autres lors de leurs nombreux déplacements. Par ailleurs, elle s'étonna – sur un ton qui se voulait sentencieux – que mon fils n'eût pas la spontanéité – à six ans – de venir la solliciter à son bureau afin de lui permettre de connaître ses besoins particuliers éventuels.

            En moins d'une semaine, j'avais changé mon fils d'établissement. Après des années universitaires passées à réfléchir sur les théories pédagogiques, je ne pouvais souffrir que l'on m'en propose une sortie de je ne sais quel esprit déraisonnable forgeant des projets déraisonnables pour l'école qui devrait garder sa vocation de former des têtes bien faites et bien pleines. Comme à mon ordinaire, sûr de pas être compris par une disciple des néo-pédagogues, j'ai battu en retraite, la laissant patauger dans ce que je crois aujourd'hui encore, plus que jamais, être une mare d'erreurs.

            C'est dire combien je me sentais bien seul, avant la lecture de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli, à soutenir la décadence certaine de l'enseignement français et par voie de conséquence la décadence du niveau général de la France en orthographe, en culture et en valeurs morales. Je me sentais bien seul à croire que le savoir-être et le savoir-faire résident dans le Savoir, et que sans celui-ci tout le reste n'est que fumée et vent. Combien sommes-nous encore en France à croire en la maxime "Per litteras ad humanitatem" ? (littéralement : par la littérature à l'humanité).

            Bien sûr, ceux qui pensent que le manque généralisé de la maîtrise de l'orthographe - avec ses corollaires que sont la difficulté à comprendre les textes et l'appauvrissement du niveau de  culture - n'est rien d'autre qu'une mutation de la société qui aboutira à quelque chose qui sera jugé normal et ordinaire par les générations futures, n'ont pas tort dans l'absolu. Toutefois, cet optimisme ne peut cacher l'action des élites françaises qui œuvrent discrètement dans les écoles de qualité à préserver leur progéniture de cette décadence que l'on s'applique à nous faire regarder comme une mutation sociale ordinaire dans toute société humaine. Cette attitude est la preuve que ce discours est trompeur. C'est dire que l'élite du pays n'a pas foi en cette mutation dite normale mais la croit juste bonne pour les pauvres.

            Si aujourd'hui, je me permets d'exprimer publiquement mon sentiment sur la décrépitude de l'enseignement français, c'est, comme je l'ai dit, parce que je me sens désormais moins seul à soutenir une telle idée. Par ailleurs, je pense qu'il serait bon que ceux qui éprouvent le même sentiment soient plus nombreux à s'exprimer afin que l'alarme soit plus retentissante pour enfin précipiter les secours compétents au chevet de l'Ecole de la République.

            Car il est surprenant de voir que neuf ans après la publication de La fabrique du crétin, qui connut un immense succès, aucun des grands décideurs de notre système d'enseignement n'a daigné considérer les analyses qu'il présente afin d'opérer un changement des choses. Depuis que l'Etat adapte l'enseignement à notre environnement économique - hautement imprévisible - en multipliant les Bac, a-t-on éradiqué le chômage ? Le combat-on mieux ? Non ! En vidant les filières générales de leur contenu culturel, ne participe-t-on pas à l'appauvrissement général de la France ? Si ! En jugeant les populations des banlieues incapables d'assimiler les grands textes littéraires et en les laissant patauger dans une langue et une culture qu'elles sécrètent elles-mêmes, n'a-t-on pas fini par construire une autre France privée des atouts nécessaires à l'exercice des responsabilités exigées au sommet de l'Etat ? La création des grandes écoles où 80% des étudiants sont issus des grandes familles du pays ne contribue-t-elle pas à pérenniser leur pouvoir sur les plus pauvres ? Enfin, l'illettrisme galopant auquel on refuse les remèdes élémentaires - qui sont le travail régulier et l'octroi à l'enseignement du français des heures qu'il a perdues dans le primaire - ne laisse-t-il pas croire à "la mort programmée de l'école" ?

            Oui, je pense comme Jean-Paul Brighelli que les nouveaux pédagogues semblent les outils très efficaces d'une volonté délibérée des élites dirigeantes françaises de retirer l'échelle qui permet aux pauvres d'accéder aux hautes sphères de la société et de l'Etat.

            L'image de la société française après des décennies d'application des "nouveaux programmes" et des "nouvelles méthodes" d'apprentissage est affligeante. Toutes ces générations conduites comme un troupeau de moutons au Brevet et aux baccalauréats, et auxquelles on a épargné les plus petites peines et qui ont évolué à l'abri de ce fond intellectuel qui seul permet de se battre, sont arrivées inadaptées dans une société qui ne fait pas de cadeau. Mais, comme "il faut du savoir pour oser une protestation", ces générations constituant pour l'économie de marché une masse de travailleurs déqualifiés qui survit, avance dans la vie le dos courbé, la tête entre les épaules, incapable d'émettre le moindre cri. Tous ces hommes muets, bredouillant des futilités pour ne pas trahir leur inculture ou leur illettrisme en se mêlant de discussions sérieuses, s'en vont poussant benoîtement vers leur chère voiture leur caddie débordant de victuailles qui leur donne encore l'illusion d'appartenir à la France des riches quand ils entendent parler de pays pauvres.

            Afin de sortir de la torpeur dans laquelle nous a plongés l'Education nationale pour tout ce qui touche à l'école, aux outils pédagogiques et aux résultats de leurs productions, je vous recommande vivement La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli que j'ai eu tort de ne pas avoir ouvert plus tôt. Vous y trouverez des analyses profondes de nombreuses décisions et pratiques qui ont orienté ou modifié l'Education nationale et par voie de conséquence le visage de l'école et la vie ordinaire de la jeunesse de ce début du XXIe siècle. Une jeunesse visiblement condamnée à l'immobilisme et à la satisfaction immédiate par une volonté supérieure.

Raphaël ADJOBI

° La Fabrique du crétin (Jean-Paul Brighelli) ; éditeur : Jean-Claude Gawsewitch, 2005.

° Le nouveau livre de Jean-Paul Brighelli : Tableau noir ; sorti en 2014 chez Hugo & Doc.

20 novembre 2014

Debout-payé (Un roman de Gauz)

                                                DEBOUT-PAYE

                                            (Un roman de Gauz)  

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            Nous ne regarderons certainement plus du même œil le vigile noir de notre grande surface, après la lecture de ce roman. Qui aurait pensé que cet homme du silence – payé pour rester debout – dont le regard semble s'accrocher à notre silhouette chaque fois que nous franchissons le seuil d'un magasin, pouvait recueillir sur nous des renseignements suffisants pour bâtir une œuvre romanesque ?

            Le texte donne d'abord l'impression d'une écriture inégale : on salive à la fin du premier chapitre ; on est impatient de sortir du second. Mais, très vite, on apprécie cette alternance du récit et du chapelet d'anecdotes, véritables saisies instantanées de scènes ou d'images de nos chers temples de la consommation. On s'amuse, on sourit, on rit et on s'instruit en même temps.

            En effet, tout le plaisir que procure ce roman est dans le regard du vigile. Car le vigile, c'est le narrateur du récit à la troisième personne. C'est l’œil omniprésent et omniscient, plus perçant que celui du persan Usbek peignant les mœurs de la société française du XVIIIe siècle. Les singularités des Africaines, des Antillaises, des Asiatiques, des Arabes ne lui échappent pas. Par exemple, son regard analytique sur l'homme arabe du golfe persique est tout à fait plaisant et édifiant. D’autre part, aucun homme politique français, aucun journaliste, n'a expliqué avec autant de justesse l'apparition des « sans-papiers » sur notre territoire que le vigile ! Debout-payé est absolument un livre amusant et instructif. 

            Ce livre se veut avant tout le récit de la vie d'un immigré d'une ancienne colonie française. C'est l'histoire d'un jeune Ivoirien qui, profitant du « ramassis de clichés du bon sauvage qui sommeille de façon atavique » en chaque homme blanc – « les Noirs sont costauds, les Noirs sont grands, les Noirs sont forts, les Noirs sont obéissants, les Noirs font peur » - finit par s'en convaincre au point de considérer son métier de vigile comme celui qui convient le mieux à sa mélanine. Ce livre nous permet aussi de découvrir que dans le monde de la vente où le grand public imagine un personnel harassé et blasé par un travail répétitif, les hommes et les femmes se prennent très au sérieux et sont même impitoyables. Enfin, il constitue un petit trésor de connaissances sur le monde. Où peut-on trouver la plus grande concentration de spécimens humains que dans les magasins parisiens ? Vous salivez ? Vous avez raison et vous allez être comblé. 

            En tout cas, rien que le regard du dominé noir sur le dominant blanc fait de ce livre une belle fenêtre qui permet à l'Européen de "se voir de bon biais" ; même si le vigile s'interdit toute discrimination.

Raphaël ADJOBI

Titre : Debout-payé, 172 pages

Auteur : Gauz

Editeur : Le Nouvel Attila, 2014.

11 janvier 2015

Je refuse d'être Charlie ou pourquoi la totale liberté d'expression est une illusion

                                 Je refuse d'être Charlie

ou pourquoi la totale liberté d'expression est une illusion

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            Avant d'affirmer bêtement « je suis Charlie » à l'unisson avec le troupeau français, il serait bon que vous preniez le temps de découvrir par vous-même le vrai visage de Charlie Hebdo dont le siège a subi l'attentat meurtrier du 7 janvier 2015. Manifester de la compassion à l'égard des morts, condamner ouvertement et fermement cette mise à mort calculée ne doit pas vous empêcher de savoir qui est Charlie à qui on vous demande de vous identifier.

            Pour ma part, même si je suis solidaire de mes compatriotes dans la douleur, je refuse de prendre la place de Charlie pour mener son combat imbécile qui consiste à entretenir la division sociale par d'incessantes stigmatisations. Je refuse d'être Charlie parce que je refuse d'être un raciste et un islamophobe. Si demain Marine Le Pen était assassinée pour ses idées racistes, je dénoncerai le crime parce que tout le monde a le droit d'exister avec les idéaux qu'il défend. Mais que l'on ne vienne pas me demander de me mettre à sa place pour assumer et défendre son idéal. Les racistes mangent avec les racistes. Je ne veux pas être des leurs. Si demain je tombe au front dans mon combat contre l'impérialisme français en Afrique, ne demandez pas aux impérialistes français de se substituer à moi pour mener mon combat anti-impérialiste. Qu'ils me Plaignent s'ils veulent ; mais qu'ils laissent à mes compatriotes et amis anti-impérialistes le soin de mener mon combat. Nous avons le devoir de reconnaître à chaque individu le droit d'avoir des idées différentes des nôtres ; mais on ne doit pas nous mettre dans l'obligation d'approuver, sous le coup de l'émotion, celles que nous ne partageons pas. Et pire, embrasser des idéaux contraires aux nôtres.

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            Quant aux enseignants qui profitent de l'innocence des enfants pour les pousser dans cette mare aux relents nauséabonds en leur demandant d'affirmer qu'ils sont Charlie, je les mets en garde contre le reproche qui leur sera fait demain. Qu'ils imaginent ces êtres découvrant dans dix ou quinze ans les caricatures racistes et islamophobes de Charlie Hebdo auxquelles le professeur d'école ou de collège les a obligés à s'identifier. Le ressentiment pourrait être violent et leur image transformée en épouvantail !           

            Se contenter de dire qu' à travers le journal satirique Charlie Hebdo c'est la liberté d'expression qui est attaquée et qu'il faut la défendre, c'est nier que ce sont les multiples frustrations engendrées par nos comportements et nos politiques ici et ailleurs qui poussent certains à ces actes extrêmes que nous réprouvons. Se contenter de dire que c'est la liberté d'expression qui est attaquée et qu'il faut la défendre, c'est se boucher les yeux et refuser de se poser des questions, c'est embrasser nos certitudes habituelles au lieu de chercher à comprendre si ce qui nous arrive n'a pas une cause plus profonde. C’est ne voir jamais plus loin que le bout de son nez. C’est croire que quand on a bien mangé et bien bu, tout le monde devrait être content. 

            On ne tue pas avec une telle sauvagerie pour une caricature blessante. Seul un fou peut commettre un tel acte ; à moins de considérer celui-ci sous l’angle d’un fanatisme exacerbé comme aux temps du catholicisme outrancier de la France où l’on vouait au bûcher des êtres simplement soupçonnés de faute moindre que des caricatures. Cette tuerie calculée et minutieusement préparée ne peut être l’œuvre d’un fou. Seule la vengeance ou l'implacable animosité peut l’expliquer. Cette preuve nous est donnée par le comportement des Français suite à l'attentat contre le siège du journal satirique français. Que voyons-nous depuis ? Des Français se vengent en attaquant des mosquées ! De nombreuses mosquées ont été lapidées, saccagées, mitraillées. Ces Français ont-ils agi ainsi parce qu'ils sont contre la liberté de culte en France ? Non ! Ils exprimaient une vengeance et une animosité. Il nous faut donc nous poser la question de savoir ce qui dans notre comportement a pu et peut nourrir ces sentiments chez l'autre. Et c’est ce que j’ai fait dans un précédent article.

           Un dessin peut-il être raciste ou islamophobe ? 

            Puisqu’il s’agit de parler ici de la liberté d’expression, il convient de retenir que de même que l’on ne fait pas toujours ce que l’on veut, nous devons apprendre à ne pas toujours dire ce que nous voulons. La liberté, ce n’est pas seulement agir et s’exprimer selon sa volonté ; c’est aussi savoir fixer des limites à ses actes et à ses mots. Tous les jours, les enseignants apprennent aux élèves - ces citoyens de demain - que dans les actes comme dans les mots, notre liberté s’arrête là où commence celle des autres. Quand l’autre dit que mon acte ou ma parole le blesse, je dois avoir l’intelligence de comprendre que j’ai franchi les limites de ma liberté d’expression ou d’agir. Est-ce que ridiculiser l’autre, l’humilier constamment est nécessaire à ma liberté ? Est-ce que ma vie n’aurait pas de sens si je n’entreprends jamais de stigmatiser l’autre, de le décrier par mes écrits, mes paroles et mes œuvres artistiques, par tous les moyens d’expression dont je dispose ? Et puis posons-nous cette autre question : est-ce qu’une parole ou un texte cesse d’être raciste parce que l’un ou l’autre est exprimé sous la forme d’un dessin ? Non ! Les enseignants qui, soudain, demandent aux élèves de défendre la liberté d'expression qui blesse et stigmatise se fourvoient dangereusement.   

            Toute liberté a une limite. Et selon les lieux et les époques, les limites des libertés diffèrent et fluctuent au gré de la morale, des institutions, des pratiques ordinaires, des pouvoirs et des caprices des gouvernants. La totale liberté d’expression est une illusion, un rêve semblable à un effet d’optique insaisissable parce qu’aux contours changeants et fuyants. Tous nos gouvernants qui nous parlent de liberté d’expression nous bercent d’illusions. Partout dans le monde nous sommes libres mais gouvernées ; c’est-à-dire qu’il y a toujours une volonté qui président ou prescrit des lois à notre liberté. Ne nous laissons pas bercer par l'illusoire liberté d'expression qui nous rendrait semblable à l’âne qui suit la carotte au bout du bâton de celui qui est sur son dos. La totale liberté d'expression que nous voulons atteindre fuit constamment devant nos yeux ; et toujours selon la volonté de nos gouvernants et des circonstances.

            Ainsi, la France octroie la liberté de dire et de faire à certains mais l'interdit à d'autres. De nombreux individus soudainement privés d'antenne ou affectées à d'autres fonctions - quand ils ne les perdent pas - ne me contrediront pas. On n'a pas le droit de dire ce que l'on veut sur les radios et les télévisions françaises. On peut même être interdit de spectacle public. Il y a des instances qui veillent à ce que ne s'exprime que ce que nos autorités tolèrent. En 2010, en Côte d'Ivoire, la liberté d'expression du conseil constitutionnel de ce pays a été contestée par la France qui a remplacé le président désigné par cette institution par l'homme qu'elle préfère. Combien de Français ont crié au scandale ? Il me plaît de signaler ici l'entrée dans l'espace européen qui est interdite à l'ancien ministre malien de la culture, Aminata Traoré, et à son compatriote le député Omar Mariko parce qu’ils soutiennent des idées qui ne sont pas favorables à la politique étrangère de la France en Afrique. Convenons donc que le spectacle des gouvernants d’hier et d’aujourd’hui manifestant pour défendre la liberté d’expression n’est rien d’autre qu’une fourberie.

°Une vidéo sur la liberté d'expression en france : https://www.facebook.com/video.php?v=780733235341250&pnref=story  

Raphaël ADJOBI

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19 février 2015

Sale temps pour les enfants d'Eburnie

           Sale temps pour les enfants d'Eburnie

 

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            Depuis que de la savane profonde

            La terreur s'est répandue sur Eburnie,

            S'exhale de nos terres un parfum de mort.

            Dans les champs, les récoltes sont tachées de sang.        

 

            Des plaines sèches, chaque jour,

            L'épouvante enfle, moutonne et vient

            Au sein de l'Ebrié déverser sa macabre moisson

            De corps d'enfants affreusement mutilés.

 

            Comme un souffle de l'harmattan,

            Les égorgeurs ont prospéré dans les bois du sud ;

            Et l'art de verser le sang a fait d'eux d'excellents maîtres.

            Les statues de leurs criminels enseignements font foi.

 

            Ce matin encore, on frappa à la porte. On ouvrit.

            Sur le seuil, un fossoyeur qui sourit.

            - Je ne suis pas encore prêt, dit l'enfant.

            - Il est déjà temps de partir, déclara l'ange moissonneur.

 

            Le garçon fit son rot en souvenir de son dernier repas ;

            L'intérêt de l'autre ne pouvait attendre.

            Les autels ont besoin de sang, on le crie.

            Il faut à la préférence ethnique cinq ans de garantie.

 

            Combien d'enfants encore faudra-t-il sacrifier ?

            Ici, un père veille son fils sans tête ni main.

            Là, une mère pleure une tête sans corps.

            Et nos sanglots interrogent le ciel et les palais muets.

 

            Parfois, du fond de nos cœurs, un espoir s'éveille ;

            Puis, de sa marche lente et pesante

            S'en va mourir dans l'Ebrié comme

            Accompagnant le voyage funèbre de nos tendres enfants.

 

            Raphaël ADJOBI

             (15 février 2015)   

21 février 2015

Voltaire juge Charlie Hebdo dans son Traité sur la tolérance (Raphaël ADJOBI)

                                Voltaire juge Charlie Hebdo

                               Dans son Traité sur la tolérance

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            Le succès en librairie que connaît actuellement le Traité sur la tolérance de Voltaire est indiscutablement la résultante des événements qui ont marqué le début de l’année 2015 en France. Assurément, la grande majorité des Français avait vu dans l’attaque des locaux du journal satirique Charlie Hebdo la marque du fanatisme religieux contre ce qu’elle appelle la liberté d’expression. Mais, de même que nombreux parmi ceux qui sont descendus dans les rues le 11 janvier 2015 pour défendre cette liberté ont compris assez rapidement qu’ils ont été trompés ou manipulés, de même nombreux parmi les personnes qui ont acheté le Traité sur la tolérance de Voltaire croyant y trouver les arguments pour condamner les auteurs des assassinats au siège du journal satirique ont certainement vu leur attente déçue. 

            Pourtant, ce petit livre de Voltaire est tout à fait passionnant ; du moins dans ses premiers chapitres qui ne laissent pas perdre de vue le sujet qui a motivé sa rédaction : le supplice de Jean Calas, à soixante-huit ans, suite à l’arrêt du tribunal de Toulouse le condamnant pour parricide. Bien sûr, après l’exposé des faits démontrant un jugement inique visant à satisfaire le parti des catholiques contre celui des protestants, le philosophe se lance dans une critique sévère et très analytique du fanatisme religieux – notamment catholique – et de l’intolérance qui y est attachée. Cependant, c’est quand Voltaire démontre comment, avec le temps, les catholiques ont construit dans leur imaginaire un panthéon de martyrs que le livre rejoint notre actualité moderne à travers l’attentat du 7 janvier 2015 et la marche qui l’a suivi quatre jours plus tard. 

            N’est-il pas vrai que Charlie Hebdo a été porté aux nues, élevé au rang de martyr de la liberté d’expression pour ne pas dire de la foi laïque ? Mais il est triste de constater que pour parvenir à ce degré d’élévation, comme les catholiques dans le passé, Charlie Hebdo a joué de la provocation, de l’intolérance pour attirer sur lui la violence sanctifiante.

            Voltaire montre clairement, s’appuyant sur des faits historiques, que partout dans le monde, à toutes les époques, la cohabitation des croyances et des pratiques religieuses est une chose ordinaire. C’est, ajoute-t-il, lorsque les catholiques ont cru bon d’imposer leur foi et jeter bas les idoles des autres, c’est-à-dire lorsqu’ils ont commencé à ne pas tolérer ceux qu’ils jugeaient païens, qu’ils ont déclenché la violence contre eux. Le martyr de saint Polyeucte qu’il cite en est la parfaite illustration. « Il va dans le temple, où l’on rend aux dieux des actions de grâce pour la victoire de l’empereur Décius ; il y insulte les sacrificateurs, il renverse et brise les autels et les statues : quel est le pays au monde où l’on pardonnerait un pareil attentat ? » Et après bien d’autres exemples de ce type, Voltaire fait remarquer que « les martyrs furent (…) ceux qui s’élevèrent contre les faux dieux ». Certes, conclut-il, c’était « une chose très sage et très pieuse » pour les chrétiens de ne pas croire à ces faux dieux, cependant, « on est forcé d’avouer qu’eux-mêmes étaient intolérants » parce qu’ils se moquaient publiquement des croyances des autres. 

            Les caricaturistes de Charlie Hebdo ne firent pas autre chose que ce que firent les catholiques qui moquèrent les cultes qu’ils jugeaient païens. A moins qu’ils ne fussent victimes que de leur propre inculture, ces journalistes n’ignoraient pas que – contrairement aux catholiques qui se sont écartés des textes sacrés à propos des idoles – les musulmans attachent une importance capitale au fait de ne pas représenter Dieu et ses prophètes. L’architecture des mosquées et les objets de culte qu’ils ont laissés à travers le temps témoignent de leur attachement scrupuleux à ce principe. N’est-ce pas être intolérant que de moquer publiquement et effrontément leur religion en jetant bas ce qu’ils vénèrent ? 

            Ne voit-on pas aujourd’hui encore, dans de nombreuses contrées, se côtoyer catholiques, protestants, juifs, musulmans, bouddhistes, animistes et athées ? Qu’est-ce qui permet cette tolérance mutuelle sinon le bon sens qui commande le respect de la croyance de l’autre ? C’est quand on s’avise de se lever pour troubler l’autre dans ses pratiques sacrées que l’on suscite une réaction violente. Hier, nous levions des armées pour mener des croisades afin de punir les offenses faites au christianisme. Aujourd'hui, d'autres mènent des djihads pour punir les offenses faites à l'islam. Nous ne pouvons donc que rejoindre Voltaire pour dire que le grand principe universel qui fonde à la fois la liberté naturelle et humaine d’une part et le droit naturel et humain d’autre part, c’est « ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ». L’intolérance commence par l’affirmation de la bonté et de la justesse de ce que l’on croit et fait par rapport à ce que croit et fait l’autre. La trop grande considération de ce que l’on croit et que l’on finit par ériger en droit est de l’intolérance. Il faut donc prendre garde à la confusion du légal et du moral. Ce qui est légal pour l’Etat ne doit pas devenir ce qui est moral. L’instance du moral est dans le cœur ; et personne, pas même l'Etat, n’a le droit de dire que la morale n’existe pas, que la conscience n’existe pas, que le bon sens n’existe pas. 

            C’est le manquement à la tolérance et donc au respect de l’autre – ce principe élémentaire et universel – qui causa un si grand trouble en France en janvier 2015 et plongea les ergoteurs dans des débats stériles. Très vite, on montra la jeunesse du doigt et on entreprit d’introduire des notions nouvelles dans notre système d’enseignement ; comme si savoir chanter la Marseillaise ou connaître les institutions qui structurent notre système politique est susceptible de faire de nos enfants de bons citoyens. On a oublié de commencer par apprendre aux adultes à respecter les règles morales et à pratiquer l'exercice du bon sens afin de faire d’eux des modèles à suivre pour la jeunesse. 

            Ce fut un bonheur de voir, quelques semaines après les tueries du 7 janvier et la marche du 11 du même mois qui la consacra, beaucoup de personnes – dont de nombreux journalistes et artistes connus – dénoncer la supercherie qui a fait des caricaturistes des martyrs de la liberté d’expression. Les premiers à se désolidariser des dessinateurs français furent les journalistes anglais et américains qui, sans hésitation, refusèrent de se faire les relayeurs des provocations de leurs confrères se considérant les maîtres du monde après avoir été portés aux nues par la terre entière. En France même, certains journalistes et artistes trouvèrent le slogan « je suis Charlie » indécent, racoleur et dangereux. Les enseignants qui ont été pris pour cibles dans des textes ou des dessins les présentant dans des postures inconvenantes n’ont guère apprécié la totale liberté d’expression dont ils se sont faits les apôtres dans l’élan de la ferveur nationale. 

            Par ailleurs, tous ceux qui ont prêté foi à l’idée que Charlie Hebdo se moque de toutes les religions se sont rendu compte qu’ils ont soutenu un mensonge national. La guerre entre Israéliens et Palestiniens n’a jamais inspiré à Charlie Hebdo une caricature de Moïse et de la Torah. Concernant le culte des juifs, les caricaturistes de ce journal se sont toujours contentés de ridiculiser les religieux, mais jamais leur prophète et leur livre saint ; c’est quand il s’agit du christianisme et de l’islam qu’ils touchent à Jésus et à la Bible d’une part, à Mahomet et au Coran d’autre part. C’est dire combien ces journalistes français ont un sens du sacré bien orienté et la liberté d'expression bien sélective.

            Nous avons même surpris ces martyrs de la liberté d’expression et leurs partisans en flagrant délit d’intolérance lorsqu’ils se mirent à critiquer les journalistes britanniques et américains, les traitant de pudiques, de couards et de trop consensuels, parce qu’ils refusaient de propager leurs provocations chez eux. Voilà des défenseurs de la liberté d’expression qui sont incapables d’imaginer et d’accepter que d’autres puissent penser et agir différemment. Ces journalistes français-là sont indubitablement des êtres intolérants et dangereux pour la société. Ce sont des adeptes de la pensée unique, incapables de comprendre que la liberté d’expression poussée jusqu’à l’insulte n’a plus rien à voir avec la liberté sous quelque forme que ce soit. La liberté d’expression n’est nullement faite pour écraser l’autre ! 

            Il serait bon que chacun retienne que le bon sens et le respect de l’autre n’ont jamais provoqué de guerre civile, comme le dit si bien Voltaire. Par ailleurs, une autre récente actualité nous a permis de voir d’immenses foules de catholiques descendre dans les rues pour crier leur opposition aux lois favorables aux homosexuels. Les violences verbales et physiques ayant accompagné cette animosité soudaine n’ont pas manqué de rappeler à bien des esprits ce qu’il en a coûté à la France quand les catholiques disputaient les dogmes et régentaient la vie sociale. Ce sont bien des considérations religieuses qui ont rendu ces chrétiens violents, intolérants, et les ont poussés à livrer une ministre à la vindicte populaire et médiatique. Ces événements ont clairement montré que le fanatisme religieux n’est pas mort dans le cœur des Français et qu’il est toujours prêt à refaire surface. Ce n’est donc pas seulement dans le cœur des autres qu’il est encore vivant ! 

            Comme dit Voltaire, nous serons sages de ne jamais perdre de vue les deux sources essentielles de la guerre : la religion et la propriété. Disons donc que le peuple français qui n’est point ignorant des ravages de l'intolérance véhiculée par la religion aurait dû savoir que dans ce domaine il ne faut point se montrer chatouilleux si l’on veut être à l’abri d’une violence démesurée. Malheureusement, oublieux nous sommes et sots sont nos gouvernants incapables de nous prévenir du mal qui sommeille dans toutes les communautés confessionnelles, surtout lorsqu’elles prennent de l’importance.  

Raphaël ADJOBI

Titre : Traité sur la tolérance, 110 pages

Auteur : Voltaire

Editeur : Librio, janvier 2015

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17 janvier 2021

Un autre tambour (William Melvin Kelley)

                             Un autre tambour

                                   (William Melvin Kelley)

Un autre tambour - William Melvin Kelly

          Selon l’auteur, le titre du livre – Un autre tambour – fait référence à quelques vers d’un poème de l’Américain Henry David Thoreau disant « Quand un homme ne marche pas du même pas que ses compagnons, c’est peut-être parce qu’il entend battre un autre tambour » ; et les vers complétant cette pensée sont un encouragement à celui qui se trouve dans cette situation : « Qu’il accorde donc ses pas à la musique qu’il entend, quelle qu’en soit la mesure ou l’éloignement ». Le lecteur peut donc deviner à quoi il doit s’attendre s’il ajoute à ces vers le contenu de la quatrième de couverture précisant que dans ce livre « toute une population déserte une ville » après le geste d’un seul homme qualifié de fou. Aussi, plutôt que de donner ici une analyse de ce roman de William Melvin Kelley, nous nous limitons à dire tout simplement qu’il peut être dédié, avec beaucoup de reconnaissance, à deux catégories de personnes :

- A tous les Blancs qui, conscients de la différence de leur carnation, n’acceptent pas que les lois et autres mesures de l’État valident les injustices que soutiennent et revendiquent certains à l’égard de ceux qui n’ont pas leur couleur de peau. En effet, dans ce monde, nombreux sont les Blancs qui, devant les injustices, les humiliations, le refus de la prise en compte par l’Etat des spécificités des minorités visibles, se taisent, refusent de s’engager, ou parfois même poussent l’ignominie jusqu’à dire que les choses ont toujours été ainsi et que l’on ne peut rien y changer. Dans une société à majorité blanche, où femmes et hommes sont accrochés à leurs certitudes comme des moules à leur rocher, voir certains de cette communauté considérer les choses sous un autre angle et se dire « non, les choses ne peuvent pas continuer ainsi », cela mérite assurément un hommage appuyé. Car dans certains pays, ces Blancs sont « blacklistés », c’est-à-dire classés comme des traîtres de leur propre communauté.

- A ceux qui, continuellement exploités, humiliés et méprisés, décident un jour de briser la chaîne des injustices qui les frappent comme un sort éternel. Mais dans cette catégorie, il s’agit presque toujours d’un seul homme ou une seule femme osant poser le premier acte qui amorce le mouvement d’un autre, puis d’un autre encore jusqu’à ce que la chaîne brisée donne à la société un autre visage. Dans ce livre, c’est justement l’action incompréhensible – parce que brutale et inhabituelle – du premier modèle qui sert de fil conducteur au récit et tient le lecteur en haleine jusqu’au dénouement final. Ce modèle fait partie de ces héros qui permettent à d’autres personnes – Blanches ou Noires – de dire « sans votre acte de défi […], je n’aurais peut-être pas fait ce que j’ai fait » (Le feu des origines, Ch. V, Emmanuel Dongala), ou encore « Il s’est libéré : cela a été capital pour lui. Mais il m’a libéré aussi, d’une certaine manière » (propos d’un personnage blanc d’Un autre Tambour).

          Nous appuyant sur une conversation entre un jeune homme blanc d’ Un autre tambourdéçu par le jugement de sa mère sur les Noirs – et son père, nous disons ceci : à l’heure où Blancs et Noirs se côtoient quotidiennement dans les mêmes écoles et les mêmes universités, devant les propos méprisants et les choix injustes de certains adultes, il serait très agréable que les jeunes Blancs soient plus nombreux à dire à leurs parents « Je trouve assez injuste de votre part de m’envoyer à l’école fréquenter des Noirs, puis de me demander de rester un bon petit Blanc » avec des idées racistes. Et ce serait aussi très réjouissant d’entendre les parents répondre : « Tu as raison. Nous ne pouvons nous attendre à ce que tu sortes de l’école pareil à ce que tu as toujours été » parmi nous (p. 215 et 217). En effet, si l’école et la compagnie des autres ne nous changent pas, qu’est-ce qui peut faire grandir notre humanité ?

Raphaël ADJOBI

Titre : Un autre tambour, 283 pages.

Auteur : William Melvin Kelley

Editeur : Delcourt, 2019.

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8 février 2021

L'éducation des enfants blancs dans les colonies à l'époque de l'esclavage des Noirs (Raphaël ADJOBI)

    L'éducation des enfants blancs dans les colonies

                     à l'époque de l'esclavage des Noirs 

                                          (Raphaël ADJOBI)

 

Education coloniale - texte

          A ma connaissance, l’éducation des enfants blancs dans les colonies est un sujet jamais étudié par les historiens. Par exemple, aucun historien français ne s’est intéressé à la vie que menaient les émissaires des royaumes européens, administrateurs des nombreux forts servant de prisons aux captifs africains avant leur déportation vers les Amériques. Une étude aurait montré comment étaient élevés leurs enfants dans ce cadre. On ignore tout de ces hommes – jamais des femmes ? - jusqu’à leur nom. Alors que le seul Noir qui a géré un « barracon » - de très moindre importance qu’un fort – sur la côte de Guinée est connu : il s’agit du Brésilien métis Chacha. Rien non plus sur la vie de famille des colons européens dans les Amériques. Or, il nous semble important d’aborder ce thème pour bien comprendre comment le système esclavagiste du « colonat » - ou d’occupation d’une terre étrangère et son exploitation par un peuple pour son profit personnel – a pu se perpétuer durant des siècles. En effet, savoir comment on éduque un colon – pour ne pas dire comment on le fabrique – c’est étudier un élément clef du mécanisme de la domination de l’homme blanc qui, depuis qu’il a quitté l’Europe pour s’implanter sous d’autres cieux, ne s’est jamais intégré aux populations locales. Jouissant de la supériorité que lui conférait la force des armes à feu, il n’a jamais envisagé sa relation avec l’Autre qu’à la seule mesure des canons. Etat de chose qui a abouti à cette réalité sociale partout où l’Européen s’est établi : « deux peuples différents, deux mondes vivent près d’un siècle l’un à côté de l’autre sans vraiment se rencontrer » (Emmanuel Dongala, Le feu des origines).

          Avant d’aller plus loin, disons tout de suite qu’il y a deux principes fondateurs de la vie coloniale : 1) ne jamais s’intégrer aux autres, dits sauvages, du fait évidemment de la supériorité de sa « race » ; la carnation différente des peuples d’Europe étant synonyme de la raison s’oppose aux autres carnations renvoyant à la nature, donc à la sauvagerie. 2) chercher constamment les moyens de maintenir sa domination en la rendant incontestable.

          Reconnaissons cependant qu’il y a une réelle difficulté, depuis les siècles passés, à trouver des récits sur la vie des colons. De toute évidence, les historiens d’hier et d’aujourd’hui sont plus attachés à leur travail de cabinet plutôt qu’à prêter attention à ce qui se dit autour d’eux. Or, souvent, la vérité de l’histoire n’est pas dans les récits officiels mais dans la vie des hommes. Au XVIIIe siècle, Condorcet conseillait à ceux de ses contemporains qui voulaient avoir une idée de ce qui se passait dans nos territoires des Amériques de ne pas interroger les colons sur leur mode de vie avec les esclaves qui les environnaient. « Faites-vous la violence de vous taire, disait-il, […] alors vous entendrez d’eux la vérité. Ils vous raconteront sans y penser, ce qu’ils n’auraient osé vous répondre » (Réflexions sur l’esclavage des nègres, note du ch. XII, Flammarion 2009). Le lecteur comprend donc que seules la patience et la persévérance dans la quête des traces laissées çà et là nous ont permis d’avoir un tableau de l’éducation des jeunes colons. En effet, les marques des soins pris à les former se retrouvent dans de nombreux romans et essais. Il suffit donc de prêter attention à ces écrits pour être éclairé sur le sujet.

Esclave nourricière

          Il y a un point commun entre la structure éducative de l’enfant blanc des colonies du XVIe siècle au XXe siècle. Durant tous ces siècles, les enfants étaient élevés par des esclaves ou domestiques noires. Et c’est ce caractère commun qui semble expliquer la permanence de la dureté des sentiments aussi bien que les valeurs ou les comportements que les parents exigent de leur progéniture au fur et à mesure qu’elle avance en âge. Nous pensons donc que pour mieux comprendre l’éducation du jeune colon, il convient d’avoir à l’esprit la catégorie de la population européenne qui s’installait dans les colonies pour y prendre racine.

                     Les caractéristiques de la population coloniale

          Si des indésirables ont été envoyés en Australie et ailleurs pour préserver la pureté de la race blanche en Europe à l’heure où l’eugénisme y faisait fureur, très souvent c’était la volonté de chaque royaume de s’approprier des territoires lointains qui l’a poussé à encourager l’installation de ses populations pauvres sur ces terres. Constituer des colonies, c’est aussi concrètement indiquer aux autres royaumes la marque de sa présence, donc le signe que le territoire vous appartient. Le discours de Victor Hugo à l’adresse des Français en mai 1879 au banquet anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France en est un très bel exemple. « Versez votre trop-plein dans cette Afrique, leur dit-il, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires ». Et dans les colonies des Amériques vouées à l’esclavage depuis le XVIe siècle, outre les aventuriers en quête de fortune rapide, ce sont également des familles pauvres qui acceptaient de gérer les plantations pour le compte des nobles et des riches bourgeois. « D’ailleurs, dit Condorcet, les habitations sont gouvernées par des procureurs, espèces d’hommes qui vont chercher la fortune hors de l’Europe, ou parce que toutes les voies honnêtes d’y trouver de l’emploi leur sont fermées, ou parce que leur avidité insatiable n’a pas pu se contenter d’une fortune bornée. C’est donc à la lie de nations déjà très corrompues, que les nègres sont abandonnés » (Réflexions sur l’esclavage des nègres, Ch. XII.). Ce sont donc presque tous des gens quelque peu lettrés – qui savent lire et écrire - et de moralité douteuse qui avaient la gérance des plantations des colonies. Et parce que « moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête » (André Gide, Voyage au Congo), il fallait s’attendre à ce que la volonté de puissance du colon soit plus aiguë et déraisonnable que chez le négrier-financier de la métropole. A cela, il faut ajouter le fait que jusqu’au XVIIIe siècle, les colons étaient presque partout minoritaires par rapport à la population servile et étaient donc animés d’un profond sentiment d’insécurité permanente. Et ce sentiment justifie la présence de deux autres catégories de la population européenne largement illettrée et inculte : les soldats des royaumes et les milices des planteurs. En effet, on ne peut passer sous silence la présence des militaires que les royaumes destinaient à la protection de leurs colonies à la fois contre les autres puissances et et aussi pour réprimer les éventuelles rébellions serviles. Enfin, « la surveillance du territoire et la poursuite des marrons (esclaves fugitifs) exigent la mobilisation coûteuse de milices de Blancs » (Aline Helg – Plus jamais esclaves, éd. La découverte, 2016) à la solde des colons.

          Sur les gravures que les artistes européens ont léguées à la postérité, on constate que ce sont presque toujours des esclaves noirs qui sont chargés d’infliger les supplices à l’esclave à punir. Cette popularisation de l’esclave bourreau à un objectif clair : montrer la sauvagerie de l’homme noir. Et pourtant, les nombreuses plaintes enregistrées dans les colonies visent les maîtres blancs et leurs milices blanches dont les fameux chasseurs d’esclaves marrons. Ces bourreaux blancs, presque absents dans l’iconographie de l’esclavage, sont omniprésent dans les récits des voyageurs et les comptes rendus des tribunaux.

                                              L’éducation à la violence

          Mais une chose est indéniable : partout dans les colonies, la proximité des Blancs avec les Noirs était permanente puisque les domestiques étaient quotidiennement sous les toits de leurs maîtres. Ainsi, depuis la naissance de l’enfant blanc jusqu’à son adolescence, et souvent même jusqu’à son mariage – pour les filles – une personne noire était attachée à son service. Si la domestique noire avait un enfant, celui-ci était élevé en compagnie de l’enfant blanc et lui servait de compagnon ou de compagne de jeu en grandissant. De nombreux écrivains ont fait de cette intimité des enfants blancs et noirs grandissant ensemble dans un cadre colonial un sujet de roman. Nous pouvons citer Philida d’André Brink, Les montagnes bleues de Philippe Vidal, et Un autre tambour de William Melvin Kelley. Il est à remarquer que ces amitiés d’enfance se sont presque toujours mal terminées. Et cela n’est pas étonnant parce que partout minoritaires, les Blancs tenaient à la perpétuation de leur pouvoir et donc à l’esprit sécuritaire qui les animait ainsi qu’aux techniques de leur domination sur les Noirs.

          Dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres, publié en 1781 sous le pseudonyme de Joachim Schwartz – un soi-disant pasteur biennois (Suisse) – Condorcet explique de façon très claire l’état d’esprit des colons qui dirigeait l’éducation des filles, des garçons, et même des épouses : « Souvent les nègres sont mis à la torture en présence des femmes et des filles des colons, qui assistent paisiblement à ce spectacle, pour se former dans l’art de faire valoir les habitations (les plantations) ». Et il ajoute : « la jeune Américaine assiste à ces supplices ; elle y préside quelquefois : on veut l’accoutumer de bonne heure à entendre sans frémir les hurlements des malheureux : on semble craindre qu’un jour sa pitié ne tente de désarmer le coeur de son époux ». Comme l’assure Jean-Paul Doguet dans son étude critique de cette œuvre de l’auteur, c’était effectivement un usage attesté chez les planteurs de faire assister épouses et enfants aux supplices d’esclaves, pour se prémunir du danger que représenterait une certaine sensibilité féminine et enfantine. Donc « les Blancs se permettent de tuer les marrons, comme on tue des bêtes fauves. […] Plus d’une fois on en a fait brûler dans des fours. […] Ces actions infâmes ne les déshonorent point entre eux, ils osent les avouer, ils s’en vantent, et ils reviennent tranquillement en Europe parler d’humanité, d’honneur et de vertu ». Cette absence de scrupule à donner publiquement la mort aux Noirs devant femmes et enfants s’exprimera par des photographies que les familles blanches échangeront à travers l’Europe du milieu du XIXe siècle jusque dans les années 1950.

          Il y a un aspect de cette éducation coloniale qui, apparu tardivement, mérite de retenir l’attention de toutes les familles de ce XXIe siècle : la relation entre l’enfant colon et sa poupée. Bien sûr, jouer à la poupée fait partie de toutes les cultures humaines. Il est seulement à noter qu’entre le XVIe et le milieu du XIXe siècles, les enfants noirs n’ont jamais connu cette complicité avec cet objet qu’on humanise au gré de son imagination ; l’une des spécificités de l’esclavage des Noirs dans les Amériques étant l’absence de cellule familiale sur une longue durée – particulièrement dans les colonies françaises, anglaises et hollandaises où le rachat de la liberté est chose exceptionnelle. Seuls des esclaves des colonies portugaises et espagnoles ainsi que les marrons ayant fui cette condition ont pu jouir d’une vie de famille devenue un privilège aux yeux des colons européens des Amériques. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que c’est seulement au milieu du XIXe siècle – vers 1848 – que sont apparues les premières poupées noires. Et elles ne seront fabriquées en série qu’à la fin des années 1960. Quant à l’enfant du colon, ont peut aisément croire qu’il a toujours tenu une poupée dans ses bras ; poupée souvent fabriquée par des domestiques noires. Mais voilà qu’au XIXe siècle, apparaît dans les sociétés d’Amérique du Nord une pratique qui vient compléter l’éducation de l’enfant colon.

          On note en effet que dans cette Amérique où le racisme et la ségrégation ont été longtemps érigés en principe social, au XIXe et au XXe siècles, les Blancs avaient coutume d’offrir à leurs enfants des poupées noires afin qu’ils apprennent à « les mutiler, les égorger, les couper entre les jambes, et aller jusqu’à les pendre ou les brûler » (Britt Bennett, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs, édit. Autrement, 2018). Comme le disait si bien Bernstein, «l'amour et la violence n'étaient pas antinomiques, mais fréquemment interdépendants» (cité par Britt Bennett, idem). Cette pratique était même très vite devenue une mode et s'était diversifiée à travers tout le territoire américain : des poupées noires à abattre avec des balles de base-ball dans les foires, des effigies de bébés noirs servant d'appâts aux alligators, des publicités vantant les «poupées de chiffon Nigger» qui supportent bien la maltraitance.... Oui, il y a de la créativité dans la cruauté raciste !

          Il est donc clair que de même qu'à l'époque de l'esclavage les Blancs dressaient des chiens spécialement pour s'attaquer aux Noirs et les mettre à mort, de même au XIXe et au XXe siècles ils apprenaient à leurs enfants à mépriser les corps noirs afin de passer plus aisément à leur mutilation ou leur mise à mort. Raison pour laquelle n'importe quel Blanc qui tue un Noir dit toujours : « je croyais bien faire ».

          Quand de génération en génération on a été éduqué dans la haine du Noir, quand de génération en génération on a été éduqué à participer gaiement à des parties de chasse au nègre le dimanche après le culte, quand depuis l'enfance on a été éduqué à assister à des flagellations et à des pendaisons, quand on a appris à mutiler, égorger et pendre des poupées noires, à l'heure de la démocratie que fait-on de tout ce bagage culturel que l'on aimerait voir se perpétuer ? Eh bien, on s'engage dans la police pour accomplir légalement ce qui est interdit aux citoyens ordinaires. On comprend donc aisément, par exemple, que les partisans du Ku Klux Klan n'arborent plus des cagoules blanches coniques mais plutôt l'uniforme de la police pour poursuivre en toute impunité leur volonté d'éradiquer les Noirs du sol américain. Séduits par cette pratique de dissimulation, les suprématistes français semblent également avoir choisi cette voie pour s'exprimer impunément.

Raphaël ADJOBI         

11 juillet 2015

Nina Simone (un roman de Gilles Leroy)

                                            Nina Simone

                                (Un roman de Gilles Leroy)

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            Nina Simone est sans conteste un génie ; un génie du piano très vite reconnu et adulé par la communauté blanche dans une Amérique où le Ku Klux Klan régnait impunément dans certains états, posant des bombes et fauchant les Noirs dans les églises et les lycées. De même que Pierre Corneille écrivait « Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit », la petite Eunice Kathleen Waymon, celle qui dira plus tard avoir inventé la musique classique noire, savait à 17 ans ce qu'elle valait.

            Oui, Nina Simone est un génie de la musique classique, un génie du piano qui a commencé cet instrument à trois ans et la théorie musicale dès l'âge de six ans avec une oreille absolue. Malheureusement - sans doute parce qu'il n'y avait pas de place pour une fille noire dans un monde fait pour les Blancs - Eunice Kathleen Waymon ne sera pas la grande concertiste classique qu'elle a toujours rêvé être pour combler ses parents qui ont versé des larmes en la découvrant au piano, à deux ans et demi, jouant l'air préféré de sa mère. 

            A défaut d'être une concertiste classique, pour ne pas avoir à s'inquiéter du lendemain, elle va donner « des cours de solfège ou de chant à des gosses sans talent », chanter dans « cinq clubs à la fois ». Peu à peu, entraînée par le succès et l'argent qui vous mettent à l'abri du besoin, elle abandonne son rêve d'enfant et de jeune fille. Le génie a cessé de côtoyer les nuées pour plonger dans la fange. Et dans cette fange ou cette vie d'artiste, Nina Simone n'ira que de solitude en solitude parmi les hommes que « le bon Dieu n'a pas été foutu de créer parfaits ».

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            C'est cette solitude et cet échec vécus par Nina Simone comme une profonde meurtrissure qui rythment le récit que nous propose Gilles Leroy. Sous sa plume, c'est un portrait à la fois émouvant et attachant que nous découvrons. En le lisant, on comprend aisément pourquoi dans le panthéon des artistes mondialement connus, Nina Simone est l'une des rares dames que l'on cite et vénère sans en connaître l'œuvre ; on comprend pourquoi, comme Maria Callas dont elle se sent proche, sa réputation devance largement sa musique dans l'esprit du public à travers le monde.

            Gilles Leroy a réussi ici un portrait à la fois dynamique – Nina Simone devient souvent narratrice de son propre passé – émouvant et attachant grâce à des pages tantôt poétiques tantôt cinglantes de vérités historiques sur le racisme aux Etats-Unis. A travers le récit de la vie de cette artiste exceptionnelle, c'est aussi la peinture sans concession du monde trépidant et trouble du show business que nous livre l'auteur.  

° Remerciement : Merci à ma fille, Bérénice, qui m’a offert ce roman pour mon anniversaire me permettant de découvrir une grande dame de la musique et la vie d’un génie ayant vécu parmi ses semblables comme un albatros tombé du ciel.

Raphaël ADJOBI

Titre : Nina Simone, 276 pages

Auteur : Gilles Leroy

Editeur, Mercure de France, 2013, Collection Folio.

23 juillet 2015

Americanah (Chimamanda Ngozi ADICHIE)

                                             Americanah

                                   (Chimamanda Ngozi ADICHIE)

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            Ce roman séduit d’emblée par la limpidité du style mais aussi par l’immédiate immersion dans le monde des blogueurs à l’affût du sujet pouvant les mettre en valeur ou leur conférer un peu de notoriété. Joli clin d’œil à la modernité, Americanah est précisément la vie amoureuse d’une jeune blogueuse nigériane et l’agréable compilation de ses réflexions sur les comportements et les déboires de la diaspora africaine aux Etats-Unis.  

            Devenue quelque peu célèbre grâce au blog qu’elle tient, Ifemelu est parvenue à un moment de sa vie où la question du retour dans son pays natal se pose de manière sérieuse. C’est aussi, pour elle, l’occasion de passer en revue sa vie d’étudiante au Nigéria et ses aventures amoureuses aux Etats-Unis, sans jamais perdre de vue son amour de jeunesse – Obinze – qu’elle appréhende de retrouver. D’un certain point de vue, l’aventure d’Ifemelu apparaît comme un parcours initiatique au terme duquel, enrichie par les étapes successives, elle peut enfin regarder la vie à deux plus sereinement. Mais en réalité, un lourd passé l’empêche d’envisager les choses sous cet angle.

Malgré la place importante qu’occupe l’amour dans ce récit, on peut dire que le charme et le succès du livre tiennent plus à la richesse des portraits, aux nombreuses réflexions et aux préjugés sur les races. En effet, dans une agréable narration, Chimamanda Ngozi Adiche nous promène dans une Amérique où les Noirs sont classés dans la même catégorie que les Blancs pauvres et où la diaspora africaine tente par de multiples manières de « se frayer un chemin dans un monde inconnu ». Ici, il est question « d’extensions chinoises » de cheveux, de blanchiment de la peau, d’Africains qui donnent l’impression d’être riches alors qu’ils n’ont rien en banque, de femmes africaines pour lesquelles « les hommes n’existent uniquement que comme source de biens matériels ». Il est aussi souvent question de racisme et de préjugés analysés sous toutes les coutures, parce qu’Ifemelu est blogueuse et que ces thèmes constituent le fil conducteur de ses publications très appréciées. Excellent subterfuge qui permet à l’auteur d’asséner de franches vérités sur le racisme des Américains blancs pour qui « la race n’a jamais véritablement existé parce qu’elle n’a jamais été une barrière » dans leur vie et qui pourtant considèrent toute observation critique à leur égard comme du racisme anti-Blanc.

Chimamanda Ngozi ADICHIE

            Ce livre qui se présente à première vue comme un beau roman d’amour est en réalité un condensé de réflexions sur les raisons de l’exil des Africains, le rôle de la diaspora dans le développement de l’Afrique, les antagonismes raciaux aux Etats-Unis… Un roman très riche avec beaucoup de digressions qui laissent croire que Chimamanda Ngozi Adichie est une grande bavarde. Toutefois, les éclatantes réflexions et l’histoire d’amour adroitement menée rendent ce roman plaisant et jamais ennuyeux.

Raphaël ADJOBI 

Titre : Americanah, 523 pages

Auteur : Chimamanda Ngozi Adichie

Editeur : Gallimard, 2014, pour la traduction française.

13 août 2015

Amour, Colère et Folie (Marie Vieux-Chauvet)

                                    Amour, Colère et Folie

                                        (Marie Vieux-Chauvet)

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            Ce livre est assurément le cri de l'âme haïtienne qui, traversant ses entrailles marquées par toutes les dictatures – particulièrement celle de François Duvalier (1957 - 1971) – et les humiliations successives dues aux antagonismes raciaux hérités de l’esclavage, nous parvient par la plume douloureusement troublante de Marie Vieux-Chauvet (1916 - 1973). C'est un livre en trois parties parcourant les trois thèmes qui en constituent le titre. Nous sommes ici loin de l’image d’Epinal de la première république noire du monde qui berce notre imaginaire.

                                               Premier livre : AMOUR          

            Amour nous permet de découvrir toutes les facettes de la société haïtienne du milieu du XXe siècle. La complexité de cette société apparaît d'abord dans la vie amoureuse ou sentimentale des trois sœurs Gramont – huit ans de différence entre chacune d'elles – sous le toit desquelles se déroulent les événements.

             Félicia vient d'épouser Jean Luze, un jeune français mystérieusement arrivé sur l'île et travaillant pour une firme américaine. Mais voilà que sa jeune sœur Annette, vingt-trois ans, s'est mise dans l'idée de le séduire à tout prix. Quant à Claire, l'aînée, trente-neuf ans, parce qu'elle n'a jamais été mariée personne ne la soupçonne d'aimer un homme. Par ailleurs, Claire est noire alors que ses deux sœurs sont des « mulâtresses-blanches ». Et dans cette société haïtienne de cette époque où la couleur de la peau détermine le rang, elle est à la fois la domestique et la maîtresse de la maison familiale héritée de leurs parents défunts, accomplissant les travaux les plus fastidieux et gérant le train-train quotidien de la fratrie. Evoluant dans la totale indifférence de ses sœurs, Claire prépare savamment sa vengeance. Car, dans le secret de son cœur, elle aime passionnément Jean Luze. 

Parallèlement à ce récit des passions qui agitent le cœur des sœurs Gramont, Amour – en fait le journal intime de Claire – est  surtout la peinture sociale d’Haïti telle qu’elle n’a jamais été portée à la connaissance du monde. Une société qui, après l'occupation américaine et la politique de désoccupation continue à « vivre en plein XXe siècle ce qu'à connu la France de Louis XVI » ; une société où l'on se poudre et gémit de voir son teint brunir, où l'on s'habille comme les femmes des salons des siècles passés ; une société où « les classifications sociales (sont) basées sur la couleur de la peau »,  où les familles déchues et celles qui prospèrent sur leurs cendres se livrent « une guerre froide de ressentiments, de rancunes et de haines ». Amour un est témoignage déchirant sur les humiliations et les souffrances que le monde blanc inflige chaque jour au Noir par les préjugés qu'il a construits, la peinture d'une société où le Noir a le sentiment d'être dans un esclavage à domicile. 

                                               Deuxième livre : COLERE 

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            Colère est le récit captivant d'une injustice, de la dépossession que vivent le vieux Claude Normil et sa famille qui voient leur espace vital – limité à leur maison avec son jardin – se réduire quotidiennement par la volonté des nouvelles autorités. C'est le tableau d'une société où les méprisés d'hier parvenus au pouvoir se montrent impitoyables, voire inhumains, poussant les mendiants tenaillés par la faim à « moucharder, à pactiser avec le diable ». C'est connu, « les faibles ne se sentent forts que la main sur une arme ; les êtres inférieurs aussi ». Mais c'est au moment où la famille va tenter désespérément d'arrêter la machine infernale que l'insoutenable apparaît sous la forme d'une proposition sordide.          

            Assurément, il faut être au fait de certaines pratiques particulièrement malhonnêtes des autorités des Etats, les avoir accomplies ou subies, pour les exprimer avec cette séduisante justesse. On lit Colère la gorge nouée, le cœur plein de mépris et de haine pour les bourreaux usurpateurs. C'est un récit qui ne se raconte pas, il se vit. Sa compréhension ne passe pas par l'esprit mais par les sens.

                                               Troisième livre : FOLIE

            Barricadé chez lui comme au fond d'un trou sans air, René, un métis, est plongé dans une profonde terreur parce que visiblement sa maison est environnée d'une milice qui a pris possession de la ville, semant partout la désolation et persécutant les poètes dont le crime est de « parler français et écrire des vers ». Une milice qui a tout l'air d'une société de diables « ni noirs, ni blancs, ni jaunes. Incolores ! Comme le crime ». Dans son abri viennent se refugier tour à tour André, Jacques et Simon – un Français blanc – tous des poètes quelque peu ivrognes, « sous-alimentés et méconnus » comme lui. De quoi ces mal-aimés sont-ils coupables ? « Si Jésus a été mis à mort, c'est qu'il disait quelque chose de plus [...] Qu'avons-nous dit ou fait de plus que les autres ? » se demande René. Comment sortir de cet enfer ? En face, par un orifice de la porte, il voit la maison de Cécile dont il est amoureux. Il lui semble qu'elle tente désespérément de lui venir en aide. 

            Folie est un récit énigmatique, démentiel et angoissant qui finit par être drôle.  Une histoire de fous ! se dit-on en le lisant. En effet, la hantise de la persécution que vit René et qu'il arrive à partager avec ses acolytes oscille constamment entre la démence et la vérité, entre la divagation et la réalité déjà soulignée dans Amour. 

            Folie est un récit qui semble suggérer une réflexion sur la place du poète dans la société. Ne serait-ce pas aussi une réflexion sur la place du métis, coincé entre le Blanc et le Noir, dans ces sociétés caribéennes où il est accusé de profiter des miettes du premier et paraît ainsi privilégié ?    

L'unité des trois livres : Amour, Colère et Folie est donc un ensemble de trois récits qui fonctionnent totalement ou partiellement – pour  les deux derniers – comme un huis-clos subissant le poids du monde extérieur. Un monde extérieur fait d'humiliations et de brutalités. En effet, si le premier livre accorde beaucoup de place au récit amoureux, il est surtout la critique du colonialisme et de sa main manipulatrice qui produit les nègres-colons ; ceux-ci « choisis en raison même de ce qu’ils représentent » – des gens sans valeur – et qui se font les « représentants de la haine et de la violence » qu’aucun honnête homme ne peut tolérer. Dès lors, ces humiliations et ces brutalités, que l’on retrouve dans les deux derniers livres, n’apparaissent que comme les conséquences de ce constat affligeant.

   ° Publié par Gallimard en 68 et jamais distribué - dictature des Duvalier oblige - ce livre a logtemps circulé sous le manteau en photocopies. Vous lirez avec intérêt la note introductive.  

Raphaël ADJOBI  / La reprise intégrale de ce texte est interdite.

Titre : Amour, Colère et Folie, 499 pages

Auteur : Marie Vieux-Chauvet (1916 - 1973)

Editeur : Zulma, 2015

     °Postface de Dany Laferrière (de l'académie française)  

26 août 2015

Tous Hyperactifs ? (Patrick Landman)

                                                Tous hyperactifs ?

                                                   (Patrick Landman)

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            Souvenons-nous de cet homme politique français qui, du haut de son piédestal républicain, proposait que l'on cherchât dès les petites classes de nos écoles les signes annonciateurs de la violence dont fait preuve la jeunesse de notre époque. Nous savons trop bien que ce discours suscita beaucoup d'émoi et d'indignation. Mais à regarder les choses de près, cet homme ne faisait en fait qu'appliquer aux ressentiments de la jeunesse face à la surdité des autorités politiques devant ses maux une démarche déjà en usage dans le monde médical : il s'agit du surdiagnostic des troubles psychiques et leur surmédicalisation ou surtraitement chimique, qui constitue un problème grave. 

            Aujourd'hui, on voudrait médicaliser tous les comportements, tout soigner par des psychotropes : la mélancolie, le manque d'estime de soi, un lien affectif trop prononcé ou pas assez. Suite à ces pseudo-maladies mentales liées à l'humeur, voici que depuis quelques années nous assistons à une épidémie d'hyperactivité chez l'enfant. Tout enfant quelque peu agité ou instable, impulsif, inattentif, étourdi ou tête-en-l'air est aussitôt qualifié d'hyperactif. Or, dans le langage médical, l'hyperactivité est une maladie psychiatrique nécessitant un traitement approprié. 

            Force est donc de constater que cette qualification hâtive du comportement des enfants conduit les adultes à deux attitudes abusives graves : premièrement, ils font de toute « immaturité banale à un âge donné un trouble psychiatrique qu'on traite avec des médicaments au lieu de laisser simplement l'enfant grandir ». Deuxièmement, ils soumettent tout enfant agité à un traitement médical fait de psychotropes qui les abrutissent en lieu et place de l'éducation rigoureuse adéquate qui aurait canalisé les caprices et les débordements de son âge. Combien de jeunes enfants dont les parents sont souvent absents, trop occupés ou en instance de divorce se retrouvent chez les médecins parce que devenus impossibles à gérer ? Là où la bonne éducation fait défaut, où les problèmes sociaux, pédagogiques et psychologiques font leur nid, on a immédiatement recours aux médecins et à leurs prescriptions de traitements chimiques. 

            Et c'est justement l'attitude des médecins et surtout des industries pharmaceutiques que ce livre dénonce avec force. Celles-ci s'arrogent le pouvoir de baisser ou d'augmenter le seuil d'entrée dans des prétendues pathologies selon le bénéfice qu'elles attendent des produits lancés sur le marché. Et elles incitent les médecins à se rendre complices de leurs stratégies commerciales. Pour emporter l'adhésion du lecteur, Patrick Landman analyse certaines conclusions des chercheurs qui alimentent les fonds de commerce des industries pharmaceutiques, afin de montrer qu’elles n’ont aucun fondement scientifique, et que le TDAH* est une pseudo-maladie.

            Tous Hyperactifs est certes un livre technique vu le domaine qu’il aborde. Cependant, ses analyses claires et limpides le rendent accessible à un grand public.

* TDAH : trouble déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité.

Raphaël ADJOBI

Titre : Tous hyperactifs ? 218 pages

Auteur : Patrick Landman

Editeur : Albin Michel, 2015         

4 octobre 2015

Madame St-Clair, reine de Harlem (un roman de Raphaël Confiant)

                        Madame St-Clair, reine de Harlem

                                           (Raphaël Confiant)

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            Voici un personnage de la vie new-yorkaise de la première moitié du XXe siècle, totalement inconnu de ce côté-ci de l'Atlantique, que Raphaël Confiant nous fait découvrir dans un roman à la fois captivant et étourdissant. C'est le récit du fabuleux destin d'une jeune martiniquaise qui, ayant vécu dans l'ignorance du rêve américain avant son arrivée aux Etats-Unis, va cependant, grâce à son tempérament, conquérir Harlem et en devenir la reine crainte et incontestée.

            Mené sur le ton de l’entretien, ce récit autobiographique apparaît décousu. Cela sans doute parce que, emportée par le cours des images qui lui viennent à l'esprit et sans doute aussi par le rythme décousu de sa vie, la narratrice – qui a soixante-seize ans au moment de cet entretien avec son neveu venu de la Martinique pour la circonstance – finit par mélanger les époques. Toutefois, ce mélange n'altère nullement l'intérêt des réalités vécues et encore moins celui des vérités historiques qui nous sont données.

                                      Peinture de deux sociétés

            C'est tout d'abord une société martiniquaise fortement cloisonnée, où Blancs, Mulâtres et Noirs semblent regarder dans des directions différentes, qui nous est montrée. Une Martinique où, « dès leur arrivée au port de Fort-de-France, les marins européens se ruaient dans les quartiers populaires à la recherche de chair fraîche ». Et dans ce tableau où il constitue le marchepied du Blanc et du Mulâtre aussi bien sexuellement qu'économiquement, le Noir s'applique à ne se fier qu'à Dieu croyant ainsi trouver auprès de lui sa délivrance du joug du Blanc. On découvre aussi le Mulâtre « obséquieux envers les Békés, méprisants envers les Nègres et les Indiens ». 

            En 1912, à vingt-six ans, lorsqu'elle abandonne l'enfer de sa jeunesse en quittant sa Martinique natale pour les Etats-Unis, après un bref séjour en France et surtout à Marseille, c'est comme si elle tombait de Charybde en Scylla. Une Amérique où le crime est partout présent : le Ku Klux Klan qui pend, assassine, brûle les Noirs mais prend un malin plaisir à violer les négresses ; la mafia blanche organisée en gangs criminels comme le Irish Mob (mafia irlandaise), les Ritals (mafia italienne), les Yiddish (mafia juive), les Polacks (mafia polonaise) qui contrôlent, l'arme à la main, les secteurs de l'économie qu'ils peuvent arracher à l'Etat. 

            Et comme il faut se faire diable pour réussir en enfer, et parce que Stéphanie Saint-Clair a décidé qu'elle ne sera plus femme de ménage comme aux Antilles, elle s'introduira dans les milieux de la mafia blanche pour se former et ensuite, durant cinq longues années, organiser et structurer un réseau de loterie clandestine pour devenir la reine de Harlem, ce quartier peuplé de miséreux et de « voyous pour qui une femme était juste une paire de seins et un gros cul ». Mais c'est aussi dans cette ville de « New York où faire montre d'impitoyabilité, y compris avec les gens de sa race, était la règle » qu'elle va faire la connaissance de grands intellectuels noirs comme W.E.B. Du bois, Malcom X et Marcus Garvey surnommé le Moïse noir. 

            On imagine aisément que Mme St-Clair ou Queenie (petite reine), la reine de Harlem, subissait constamment les tracasseries de la police new-yorkaise. Mais celle-ci la tolérait parce qu'elle corrompait ses chefs – tout comme les mafias blanches – et certainement aussi, selon ses propres termes, parce qu'une Française noire était une étrangeté dans le paysage américain. Par ailleurs, comme les rivalités entre les clans  étaient courantes, sa confrontation avec Lucky Luciano, le célèbre chef de la mafia blanche de New York – qui avait « un accent italien à couper au couteau [...] pour quelqu'un qui vivait en Amérique depuis bien plus longtemps » qu'elle – a été inévitable. 

            Outre la peinture d'une Martinique troublante, ce livre est un étourdissant voyage dans l'Amérique de la prohibition et de la guerre des gangs, du crime et des commerces illicites. Et c'est de cette époque qu'émerge étrangement la frêle silhouette d'une Française noire au moment même où émerge en France celle de l'Américaine Joséphine Baker. 

Raphaël ADJOBI 

Titre : Madame St-Clair, 323 pages

Auteur : Raphaël Confiant

Editeur : Mercure de France, 2015

8 novembre 2015

Délivrances (Toni Morrison)

                                                            Délivrances

                                                              (Toni Morrison)

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            Enfin un livre grand public de Toni Morrison ! En effet, Délivrances (notez bien le pluriel) est un récit d'une magnifique limpidité dans son enchaînement, avec juste ce qu'il y a de suspense dans le fait de passer d'un narrateur à l'autre. Délivrances est effectivement un récit polyphonique ; un procédé qui donne davantage d'étoffe aux personnages secondaires. 

            Dans ce roman il est question d'un métissage mal assumé qui génère chez le personnage principal une vie bien mouvementée, voire rocambolesque. Née dans les années quatre-vingt-dix d'un couple de quarterons ou « mulâtres au teint blond », Lula Ann sera la source de conflits entre ses parents qui finiront par se séparer. Le roman est avare d'informations sur ce que devient le père. Par contre il nous révèle dans toute sa plénitude la profondeur de l'humiliation que constitue pour la mère le fait d'avoir une fille « noire comme la nuit, noire comme le Soudan ». L'éducation de Lula Ann sera donc conforme au rejet de sa couleur. Il n'est même pas question qu'elle l'appelle « maman » ! Elle sera donc « Sweetness » (douceur) pour Lula Ann et s'appliquera à la toucher le moins possible. 

            Mais quel enfant n'a pas besoin d'amour ? Quel enfant n'a pas besoin du parfum de sa mère ? Quel enfant n'a pas besoin des bras consolateurs de sa mère lorsqu'il est l'objet de brimades à l'école ? Quand ce besoin devient une obsession, il arrive que Lula Ann fasse quelque bêtise dans l'espoir de récolter une gifle bienfaisante. Elle ira même jusqu'à commettre l'impensable pour combler sa mère et gagner sa tendresse. Quinze ans après, quand elle voudra se racheter, la sanction sera terrible !  

            Entre temps, Lula Ann est devenue une négresse belle et riche prospérant dans le commerce des produits cosmétiques et nageant dans le bonheur, loin de sa mère, avec un jeune homme beau comme un ange. Mais brutalement, cet amour prend fin par ces simples mots : « T'es pas la femme que je veux ». 

            Lula Ann ne comprend pas. Elle qui a tout fait pour qu'aujourd'hui les bourreaux de son enfance bavent d'envie devant son élégante noirceur veut comprendre ce qui lui arrive. Il lui faut retrouver ce garçon dont elle sait si peu de choses, sinon rien. La voilà donc à ses trousses comme dans une quête d'elle-même et de son propre passé.      

            Le magnifique agencement des actions qui tiennent le lecteur en haleine rend ce roman très passionnant. Mais, au-delà de ce constat, c'est la clarté du message délivré dès le départ qui retient l'attention : « ce qu'on fait aux enfants, ça compte. Et ils pourraient ne jamais oublier ». D'ailleurs, c'est même souvent cela qui leur sert de moteur d'action dans la construction de leur être et de leur vie en général. Le livre propose aussi des pistes de réflexions comme la crédibilité des enfants dans les procès contre les adultes ; les moyens à mettre en place pour lutter contre le racisme : se regrouper en communautés de couleur ? « Laisser les injures et les brimades circuler dans ses veines comme un poison, comme des virus mortels, sans antibiotique à sa disposition » pour se forger une armure face à la société plus tard ? En tout cas, Toni Morrison nous montre ici que chaque être blessé dans son enfance cherchera toujours à se reconstruire. Toutefois, si cette reconstruction semble clairement passer par une volonté fixée sur des objectifs précis, il apparaît également que cette reconstruction a besoin de l'amour de l'autre.

Raphaël ADJOBI 

Titre : Délivrances, 197 pages

Auteur : Toni Morrison

Editeur : Christian Bourgois Editeur, 2015.

5 février 2016

Les classes bi-langues dans l'enseignement français : de la poudre aux yeux

       Les classes bi-langues dans l'enseignement français :

                                     de la poudre aux yeux

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            Ce n'est point la reculade de la ministre de l'Education nationale sur sa réforme prévoyant la progressive disparition des classes bi-langues qui motive la course de ma plume mais bien l'agitation née de cette soudaine passion des Français pour l'enseignement des langues étrangères qu'ils portent désormais aux nues. On dit souvent que les moins instruits sont ceux qui font le plus de bruit quand il s'agit de parler de l'instruction des enfants ; et la chose est d'autant plus vraie pour les Français qu'ils n'ont jamais été reconnus doués pour les langues étrangères. Environnés de cinq pays – en comptant le Portugal – dont les langues sont tombées dans le domaine international, nous demeurons toujours plus mauvais que chacun de nos voisins. Peut-être – je dis bien peut-être – les Alsaciens seraient-ils les seuls à profiter avantageusement de l'allemand et à être très nombreux à le pratiquer couramment. L'histoire de cette région aux frontières très fluctuantes avec nos voisins Germains ne serait pas étrangère à cette singularité dans le paysage linguistique français.

            Un constat s'impose donc : là où le voisinage et les échanges naturels ont échoué, l'Education nationale s'acharne, depuis des décennies, à faire du Français commun un usager régulier et correct de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, et dans une moindre mesure de l’italien et du portugais. Combien de milliards notre pays a-t-il investis dans l'enseignement de ces langues pour nous éviter de paraître ignorants ou bêtes lorsqu'un touriste étranger nous adresse la parole dans sa langue ? Honnêtement, quel changement avez-vous noté autour de vous depuis la fin de vos années d'apprentissage des langues étrangères ?

                                    Une querelle de clochers

            Que chacun considère que dans la ville où il réside un très grand nombre des habitants ont étudié l'anglais de la sixième à la terminale en raison de trois heures par semaine. Cela revient à dire que dans votre ville des millions et des milliards ont été dépensés pour que vous puissiez comprendre et vous faire comprendre d'un Anglais. N'est-ce pas cela ? Eh bien, n'importe quel enquêteur peut se promener dans les rues de votre ville pour constater le résultat de cet enseignement. Le manque de pratique faisant perdre rapidement les quelques notions apprises, sur - par exemple - une population de dix mille habitants ayant bénéficié de l'apprentissage de l'anglais pendant sept ans à raison de trois heures par semaine, vous trouverez à peine dix personnes capables de comprendre et se faire comprendre d'un touriste anglais égaré. Il est certain que dans n'importe quel domaine on jugerait un tel investissement inutile parce qu'absolument pas bénéfique au plus grand nombre. Il faut donc dans le domaine de l’enseignement des langues apprendre à proportionner les investissements aux bénéfices que l'on en tire ; surtout que nous sommes loin d'une question de santé publique. La plantation qui produit peu ne mérite pas que le paysan passe trop de temps à la soigner quand celui-ci connaît l'inutilité de ses efforts. Quel est le professeur de français qui serait fier d'enseigner sa matière dans quelque contrée perdue du monde avec la ferme conviction que ses élèves ne sauront jamais se servir du français ou ne pourront jamais en tirer quelque bénéfice ? Mais le plaisir, me direz-vous ! Le plaisir à ce prix-là, je me ferai violence pour manger des épinards plus souvent, répondrai-je. 

            Ne rêvons pas. Soyons raisonnables. La bataille autour des classes bi-langues n'est que de la poudre aux yeux qui n'a même pas la prétention de cacher la misère de la France en matière de maîtrise des langues étrangères. Toutes les envolées lyriques autour de la question ne sont que les effets de deux luttes d'intérêt. D'une part, les chefs d'établissement veulent par l'enseignement de deux langues au même niveau attirer un grand nombre d'élèves parce qu'ils savent que les parents ont, dans leur for intérieur, l'idée que c'est le moyen le plus sûr de faire entrer leur progéniture dans une bonne classe. Nier ce fait serait mentir. Depuis toujours, les parents savent que le choix de l'allemand et du latin évite à leur enfant les classes surchargées ou difficilement gérables par le comportement de certains élèves. Mon expérience personnelle me montre régulièrement que quelques parents d'enfants en difficulté scolaire choisissent le latin pour leur enfant avec l'assurance de le voir évoluer dans une structure privilégiée, avec les meilleurs. D'autre part, c'est l'Etat qui ferme délibérément les yeux sur cette prolifération des classes bi-langues parce qu'il n'est pas contre les quelques emplois nouveaux et aussi pour éviter un mécontentement de plus sur la question scolaire. Dans le social ou dans l'enseignement, l'Etat sait que la dépense est minime. Et au regard des chiffres du chômage, il vaut mieux quelques embauches ou quelques heures supplémentaires là où c'est possible ; qu'importe le maigre bénéfice que le pays en tirera. Des chômeurs en moins c'est la paix sociale qui est préservée.

            Ces deux luttes conjointes produiront inéluctablement le même résultat : un bénéfice maigre ou nul pour les enfants, les familles et la société. Mais, ce résultat-là, parce qu'il n'est pas immédiat, tout le monde refuse d'en parler parce qu'il faut vivre d'illusions parfois. La multiplication des classes bi-langues ne modifiera en rien le paysage linguistique ou social français dans six ou dix ans. Les familles qui jugeront la langue étrangère utile à la formation ou à l'emploi de leur enfant devront toujours ouvrir leur bourse pour des séjours d'immersion à l'étranger.

            En effet, apprendre deux langues au même niveau dans nos établissements ne fera jamais d'un enfant un bon praticien de ces langues. D'ailleurs, en parlant de « bi-langues » au lieu de bilingue, les promoteurs ont inconsciemment voulu que le son "an" rappelle à chacun notre bon vieux « franglais ». Oui, les collèges et lycées français ne forment tout au plus que de petits « franglais », de petits « franlemands », de petits « francastagnettes » et de petits « franpizzas ». Des parlers qui ne permettent ni une communication entre Français ni une communication avec le visiteur étranger. Par ailleurs, la reculade de la ministre de l'Education nationale ne fait que créer une injustice puisqu'elle est partielle. En acceptant en effet que certaines zones du pays poursuivent l'expérience des classes bi-langues, elle permet que s'installent dans l'enseignement d'évidentes inégalités. 

              Pendant ce temps, on oublie l'essentiel

            Franchement, ne sommes-nous pas ridicules de nous battre pour les langues étrangères alors que nos enfants sont trop nombreux à ne plus savoir lire ou comprendre la langue française ? Comment peut-on réussir à apprendre par l'écrit une langue étrangère à un enfant qui ne sait pas écrire correctement dans sa propre langue ? On oublie trop souvent que l'on apprend plus facilement une langue étrangère quand on maîtrise la sienne. Dans le cas contraire, seule l'immersion totale dans le pays de la langue choisie nous permettra de la maîtriser sans passer par la nôtre.

            Il serait bon que chacun relativise l'importance que prend parmi nous cette querelle autour des classes bi-langues. Il n'y rien à y gagner. Monsieur Jean d'Ormesson – de l’Académie française – qui s'est tout à coup découvert un talent de grand défenseur de l'enseignement de l'allemand ne fait rien d'autre qu'endosser son habit de défenseur de la réconciliation franco-allemande. En effet, si dans notre pays l'allemand a bénéficié de la politique de réconciliation à tout prix avec notre voisin, l'enseignement de cette langue ne décolle toujours pas hors de l'Alsace malgré les campagnes de promotion des chefs d’établissement. Dans beaucoup d'établissements, de nombreux professeurs d'allemand font cours devant moins de dix élèves. Les bons résultats dont ils se vantent ne sont donc nullement le reflet de leur talent mais un désaveu qui s'est transformé en privilège. Leurs collègues qui ont trente élèves, voire plus de trente-cinq – j’ai personnellement eu une quarantaine d’élèves en classe d’espagnol – et parviennent à quelques bons résultats sont les plus méritants à mes yeux.

            Compte tenu du maigre résultat de l'enseignement des langues étrangères dans notre pays, nous devons considérer leur pratique dans nos classes comme une initiation, une découverte ouvrant au monde comme la musique, les arts plastiques, et l'éducation sportive. Que chacun comprenne qu'il n'est pas question pour les professeurs de faire de nos enfants et petits-enfants des petits Anglais, de petits Allemands, de petits Espagnols, de petits Italiens... Comme pour la musique, les arts plastiques et l'éducation sportive, l'enseignement des langues étrangères doit permettre à celui qui les découvre de voir la possibilité qui s'offre à lui de choisir une voie et de la poursuivre s'il en a la volonté ou s'il se sent quelque talent pour le faire. On ne sort pas du collège ou du lycée musicien, peintre, dessinateur, bilingue ou trilingue. On en sort avec une passion pour l'une ou l'autre de ces activités qu'il convient de poursuivre pour en faire un usage pour le plaisir ou un usage professionnel. Il est donc tout à fait inutile de consacrer à ces enseignements de découverte plus de temps qu'il n'en faut. Il faut savoir raison garder et privilégier l'essentiel dont la négligence nous fait tant de mal.

Retrouvrez l'article dans son intégralité dans mon livre

Mon livre - Les impliqués 2

 

Raphaël ADJOBI

12 juillet 2016

La Reine de Saba (le regard de Marek Halter)

                     La Reine de Saba

              (Le regard de Marek Halter)

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Comme de nombreux personnages des récits bibliques, la Reine de Saba fait partie des héroïnes de l'Antiquité qui sont entrées dans le patrimoine mondial. Et comme bon nombre des personnages bibliques, son nom se retrouve plusieurs siècles plus tard dans le Coran, livre du monde arabe au moment où celui-ci triomphait dans la péninsule qui porte aujourd'hui son nom. Etat de chose qui a permis aux Arabes et aux Européens de la représenter parfois sous les traits d'une Blanche.

La figure de la Reine de Saba que propose ici Marek Halter est conforme aux recherches archéologiques, à l'histoire des peuples autour de la mer Rouge et à la réalité de ce vingt-et-unième siècle. En effet, les recherches archéologiques et ethnologiques prouvent qu'avant les arabes l'extrême sud de la péninsule arabique - aujourd'hui le Yemen - était occupé par des Noirs venus d'Afrique. L'existence d'un temple dédié à cette reine ou à une parente dans cette région ne serait donc que chose normale. Ces recherches prouvent aussi que l'histoire de la Reine de Saba est encore vivante en Ethiopie. Autres éléments importants, Axoum, la capitale de ce royaume, ainsi qu'une ville du nom de Saba sont bien situées sur le continent africain. Par ailleurs, depuis 2014 que sévit la guerre au Yemen, plusieurs milliers de Yéménites noirs et musulmans ont traversé la mer rouge pour se refugier en Djibouti (sur le continent africain) qui n'est séparé de la péninsule arabique que par une trentaine de kilomètres. Ce qui accrédite l'idée que le royaume de Saba s'étendait de part et d'autre de la mer Rouge. Idée que soutient Marek Halter dans son roman.     

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Quoi qu'il en soit, que cette reine soit née sur la rive africaine ou arabique ne change rien à l'histoire : elle était noire ! Et c'est sur les côtes africaines que son souvenir se perpétue ! S'appuyant sur cette réalité, tout l'intérêt du roman de Marek Halter réside dans la construction des événements qui ont conduit la Reine de Saba à rencontrer le roi Salomon d'Israël comme en témoigne la Bible. Rencontre qui serait à l'origine d'une descendance juive du roi Salomon en Ethiopie ou de la conversion de certains Noirs de cette contrée au judaïsme des siècles avant le christianisme.

C'est en effet au milieu du XIXe siècle que les Européens - qui connaissaient l'histoire de la rencontre entre le roi Salomon d'Israël et la Reine de Saba grâce aux textes bibliques - ont découvert qu'il y a des juifs noirs en Ethiopie. Devant la tentative de leur conversion au protestantisme par les missionnaires européens, l'Alliance israélite universelle montre aussitôt une farouche opposition à cette entreprise. Dès la fin du XIXe siècle, ce mouvement israélite propose aux juifs éthiopiens l'entrée en Terre Sainte et les y prépare en créant des écoles juives en Ethiopie. Mais devant la réticence de certains juifs, cette volonté est abandonnée jusque dans les années 1980.  A partir de 1984-1985, l'Etat hébreu entreprend d'abord des opérations clandestines puis officielles de rapatriements vers Israël.

Tout n'est pas que mythes et légendes dans la Bible. Ce livre saint est riche en faits historiques qui ont marqué les pas de l'Humanité. Et même lorsque l'on parle de légende, il ne faut jamais perdre de vue la définition de ce mot : une légende n'est rien d'autre qu'une histoire vraie au départ mais dont la véracité a été travestie par des conteurs qui n'ont cessé de l'enjoliver ou d'orienter sa portée. 

Raphaël ADJOBI

Titre : La Reine de Saba, 326 pages.

Auteur : Marek Halter

Editeur : Robert Laffont, 2008.

25 juillet 2016

Lettre aux Ivoiriens qui luttent par le feu et le sabotage

    Lettre aux Ivoiriens qui luttent par le feu et le sabotage

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Dans ce monde moderne, face à la violence du capital, les Africains semblent désemparés parce qu'ils ont perdu la culture de la résistance de leurs ancêtres. Mais tout s'apprend quand on est obligé par la force des choses. Rappelons-leur que quand on commence une lutte, il faut savoir la poursuivre jusqu'à la victoire finale. Les révolutions réussissent quand la VICTOIRE guide le peuple ; en d'autres termes, quand le peuple se fixe comme idéal la VICOIRE. LIRE L'ARTICLE sur Le blog politique de raphaël.

Vous avez enfin compris que quand on vous enlève tout, la meilleure façon de lutter est d'empêcher celui qui a pris votre bien d'en profiter. Vous semblez aussi avoir compris que si on arrête un camarade, au lieu de l'abandonner, il faut revenir plus nombreux pour le défendre. Si un groupe commence une révolte et que celle-ci est réprimée, d'autres groupes doivent naître pour poursuivre la lutte. C'est ainsi que se remportent les victoires. C'est la victoire qui doit vous diriger. Toujours penser à la victoire ! La VICTOIRE guide le peuple !

Les étrangers et des inconnus ont pris les terres de l'Ouest de la Côte d'Ivoire. Les propriétaires ont fui et sont partis se réfugier à l'étranger sans prendre la peine de brûler leurs maisons et leur champs. Alors que c'était la meilleure façon de combattre ceux qui les chassaient.

Les étrangers et leurs complices ivoiriens exploitent vos champs et s'enrichissent. Au lieu de tout faire pour brûler ces champs, vous les laissez faire. Le port d'Abidjan et celui de San-Pedro emportent chaque jour les richesses de vos terres en Europe pour permettre aux Blancs de s'enrichir. Personne ne met le feu à ces produits pour empêcher les Blancs et leurs complices ivoiriens et étrangers de s'enrichir.

Quand un blanc est entré dans votre gouvernement pour s'occuper du ministère qui attribue les contrats à la France - l'exploitation de l'eau, l'électricité et tous les grands travaux du pays - vous aviez cru qu'avec votre nouveau président vous étiez devenus les amis des Blancs. Et maintenant que les Blancs vous montrent qu'ils sont venus en Côte d'Ivoire pour faire des affaires et gagner de l'argent, vous commencez à comprendre ce que veut dire avoir des amis Blancs. 

Ce n'est plus la Côte d'Ivoire qui est propriétaire de l'eau et de l'électricité du pays mais les Français. Il faut donc payer ce que vous leur devez. Ce sont les Blancs qui construisent les ponts et les autoroutes. Il faudra aussi les payer ! Et parce que vous ne payez pas assez, les Blancs obligent vos parents planteurs à leur donner presque gratuitement leur café et leur cacao. C'est comme ça que les choses marchent avec les Blancs.

Maintenant que vous avez décidé de réagir, de vous révolter, retenez ceci : si vous arrêtez ces mouvements de révolte, vous êtes perdus pour toujours ! Ce que vous avez commencé, il ne faut plus l'arrêter jusqu'à ce que tout le système qui permet à la France d'acheter votre pays, de s'approprier votre pays s'écroule. Ce système, c'est le pouvoir que la France a installé en Côte d'Ivoire.

Partout, sur tout le territoire, encouragez vos parents et connaissances à brûler et saboter tout ce qui peut être brûlé et saboté et empêcher ainsi le pouvoir en place et la France de s'enrichir alors que vous vivez dans la pauvreté. Brûlez tout ! Demain, quand vous aurez le pouvoir, vous reconstruirez tout !

Il ne faut jamais admettre que quelqu'un vienne te chasser de ta maison et prendre ta place.

Si tu vois quelqu'un faire cela, brûle ta maison. Si quelqu'un te chasse de ton champ pour se l'approprier, revient brûler ce champ ; ne le laisse jamais en profiter ! Si quelqu'un vient t'arracher l'assiette dans laquelle tu manges tous les jours, ne le laisse pas en faire son bien ; casse l'assiette et mangez tous les deux par terre ! Si quelqu'un vient prendre ton pays pour faire des affaires et gagner de l'argent, au lieu de devenir son boy, brûle ton pays ! Ton pays, tu le reconstruiras demain, quand l'usurpateur fuira.

Raphaël ADJOBI

18 août 2016

Montesquieu et le bananier (une réflexion de Raphaël ADJOBI)

                                Montesquieu et le bananier

                           (une réflexion Raphaël ADJOBI)

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            Parmi les penseurs français du XVIIIe siècle, Montesquieu est incontestablement le plus imbu de préjugés. Toute honte bue, la France ne professe plus la théorie des climats de cet auteur qui institue une hiérarchie entre les peuples ; théorie lui ayant permis de disserter sans vergogne sur l’infériorité des autres populations du monde par rapport à l’Européen en s’appuyant sur des « anecdotes douteuses et historiettes fausses ou frivoles, dont quelques unes vont jusqu’au ridicule » comme le faisait remarquer son contemporain Destutt de Tracy (1754 – 1836)*.

            Des Japonais, il dit : « Le caractère émanant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre […] semble absoudre ses législateurs de l’atrocité des lois. […] des gens qui s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie. » (1); « Le peuple japonais a un caractère si atroce que ses législateurs et magistrats n’ont pu avoir aucune confiance en lui » (2). A propos des Indiens, il dit : « Les Indiens sont naturellement sans courage » (3).Quant aux Noirs, Pour Montesquieu et bien d’autres penseurs de son siècle, ils ne font pas partie de l’humanité, comme nous le montrerons dans un prochain article.

            L’assurance de sa supériorité d’Européen lui permet de ne voir que stupidité dans les naturels des pays conquis. Aussi, son œuvre principale – De l’esprit des lois – apparaît comme un véritable concentré des plus belles niaiseries de son siècle. Ce qu’il dit des peuples qui cultivent le bananier en est un très bel exemple : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied et cueille le fruit » (4).

            Pauvre Montesquieu ! Comme le remarque si bien Odile Tobner dans Du racisme français (édit. Les Arènes), « (il) prend pour argent comptant, sans le moindre recul critique, tous les racontars de tous les voyageurs, leurs vantardises et leurs jugements régulièrement méprisants sur les autres peuples ».D’abord, le bananier n’est pas un arbre mais une herbe géante ; ce qu’ignore Montesquieu. Ensuite, pour récolter les fruits du bananier plantain qui peut atteindre quatre mètres, il faut d’abord l’attaquer en son milieu pour le faire plier et ramener le régime de fruits à votre hauteur ; ainsi ceux-ci ne s’abiment pas en touchant brutalement le sol. Ensuite, une fois le régime de bananes détaché du tronc de cette plante herbacée, il faut abattre celle-ci en la coupant à sa base comme le rapporte Montesquieu en se moquant. Pourquoi ? Parce que chaque plan de bananier ne donne qu’un seul régime de bananes et doit donc être abattu pour faire de la place aux jeunes rejets qui produiront à leur tour un seul régime de fruits chacun !

            Dans sa totale ignorance de la réalité des contrées lointaines, Montesquieu se permet depuis sa hauteur d’Européen de juger les autres peuples. Quand on rapporte ses propos aux paysans africains, ils éclatent de rire et disent de Montesquieu que c’est un enfant qui a besoin de grandir afin de voir la réalité du monde. Dans tous les villages d’Afrique et d’Amérique, si un bananier reste sur pied alors que le régime de fruits a été emporté – comme le suggère le rationalisme de Montesquieu – c’est qu’un voleur est passé par là. Car c’est ainsi que procèdent les voleurs agissant toujours dans la précipitation et le silence. Fou est donc Montesquieu qui, après avoir récolté le régime de bananes, laisse le bananier sur pied espérant en tirer d’autres fruits à l’avenir !

            Quand on ignore l’environnement des êtres humains, on ne se permet pas de juger leurs pratiques sociales. Dans sa suffisance, ce penseur français était incapable de discerner dans la diversité des vies et des pratiques le génie de l’être humain. Si nous sommes d’accord pour dire avec le sage Montaigne que « chaque être porte en lui la forme entière de l’humaine condition », cette même sagesse nous fait voir aussi que l’être humain est doué d’une extraordinaire adaptabilité grâce à son insondable génie. Il suffit de regarder la multitude de contrées inhospitalières de la terre où il s’est malgré tout enraciné pour s’en convaincre.

            Montesquieu ment donc lorsqu’il affirme : « Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés mais de la nature des choses » (De l’esprit des lois, Préface). Odile Tobner relève que Pascal aurait pu lui faire noter que ce que l’on appelle « nature » n’est qu’un premier préjugé qu’affectionnent les raisonneurs.

* Cité par Odile Tobner, in Du racisme français, édit. Les Arènes. (1)De l’esprit des lois, L. VI, ch. XIII ;(2). L. XIV, ch. XV ;(4). L. V , Ch. XIII. ; cités par Odile Tobnerin Du racisme français.

Raphaël ADJOBI

27 août 2016

Les croquettes de Médard (une histoire de Kinzy illustrée par Steric)

                             Les croquettes de Médard

                    (Une histoire de Kinzy illustrée par Steric)

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            Ecrire pour la jeunesse requiert doigté et précision. Une histoire simple et agréable avec - si possible - un brin de malice et une leçon de morale facile à retenir par l'enfant en guise de conclusion : tels sont les ingrédients souvent recherchés. Les Croquettes de Médard satisfait à ces exigences ; et les parents qui aiment conter des histoires à leurs enfants au moment de les mettre au lit apprécieront ce récit bien mené et admirablement illustré auquel le papier glacé confère une note luxueuse.

            Dans l'enclos qui lui est réservé dans un coin de la propriété, Adélard le cochon ne cesse de geindre. Ce que Médard le chien, attaché à un cocotier non loin de là, estime être un tapage abusif. Sa décision est prise : il lui faut entrer en communication avec ce gêneur et si possible obtenir qu'il adoucisse ses mœurs.

            Un dialogue agréable et très bien mené s'engage alors entre Médard et Adélard et les péripéties qui l'agrémentent sont très limitées pour que l'attention du jeune locuteur ou lecteur reste soutenue. On apprécie les couleurs choisies par l'illustrateur pour différencier les discours de chacun des personnages ainsi que ceux du narrateur. Une excellente façon d'aider le jeune lecteur à varier les intonations selon les interventions des personnages. Bien vu !

            Pour faire plus ample connaissance avec Médard, Adélard et Mathurin Matou - le chat qui devient juge malgré lui dans cette histoire - un exercice de découpage, pliage et collage est proposé à la fin du livre : des "paper toys" à réaliser avec les plus jeunes ou à réaliser seul par les plus grands ou plus habiles. Une originalité du livre : le texte est suivi de sa traduction en créole.

            Bravo à Kinzy qui fait avec ce bref récit une belle entrée dans le cercle des auteurs de livres pour la jeunesse.

Raphaël ADJOBI

Titre : Les croquettes de Médard, 39 pages avec le texte en créole de Térèz Léontin.

Auteur : Kinzy

Illustrateur : Steric

Editeur : Exbrayat, avril 2016

25 septembre 2016

Mwanana, la petite fille qui parlait aux animaux (Liss Kihindou)

                Mwanana, la petite fille qui parlait aux animaux

Avertissement : En réalité, Liss Kihindou n'avait aucune connaissance du mythe auquel j'ai rattaché son récit. L'Afrique est vaste et multiple. Heureuse coïncidence donc ! Si nous retenons que - depuis toujours - de tous les coins du monde naissent des récits qui font parler les animaux avec par conséquent une fictive communication langagière avec les hommes, celui inventé par Liss kihindou rend cette communication plausible à un moment donné de l'histoire de l'humanité.

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            La grande faiblesse de la littérature africaine réside dans le peu de place qu’elle accorde à la jeunesse, surtout aux moins de 11 ans. En voulant rivaliser avec la littérature européenne qui occupe la quasi-totalité de l’espace scolaire de leurs pays, les auteurs africains ou d’origine africaine ont longtemps négligé l’univers des enfants du primaire. Or, c’est dans ces premières classes et donc dans ces premiers temps de la vie où les sens s’éveillent et butinent avidement tout ce qui se présente à eux – avant qu’ils ne deviennent plus exigeants dans leurs choix – que nous devons leur proposer les récits du monde noir afin que les enfants s’en imprègnent plus durablement.

            Nul doute que Liss Kihindou, que l’on sait passionnée de poésie et d’essais, a fait le même constat que nous de la grande vacuité de cet espace littéraire africain et décidé de l’investir. Mwanana la petite fille qui parlait aux animaux, son premier roman pour la jeunesse, reprend un mythe très populaire dans certaines contrées d’Afrique : la capacité des jeunes enfants à communiquer avec les animaux. En effet, on raconte un peu partout que lorsque les adultes sont dans les champs et les petits enfants laissés à la garde de leurs aînés de sept ou huit ans, des hommes-singes ou des singes géants venaient allègrement partager leurs jeux et disparaissaient subrepticement avant le retour des parents. De ce mythe, Liss Kihindou tire un conte explicatif agréable qui rappelle les premiers temps de l’humanité chers aux textes dits sacrés.

            Grâce à ce don merveilleux que la nature accorde encore à son âge, les aventures de la petite Mwanana nous fait passer du monde enjoué des animaux à celui très organisé des humains mais soumis aux multiples nécessités et inversement. Une intercommunication entre deux univers – bénéfique aux hommes – dont ce livre a pour but d’expliquer le terme. Si certains chapitres – surtout ceux relatant le monde des humains avec une accumulation de termes locaux que l’on ne peut retenir – nous éloignent parfois du sujet du livre, les derniers, bien structurés et bien menés, concluent admirablement ce récit qui nous réconcilie avec les mythes africains.

            Espérons que les familles et surtout les instituteurs africains feront un bon accueil à ce livre qui participe à l’appropriation par les enfants noirs des mythes qui peuplent l’Afrique des forêts.

Raphaël ADJOBI

Titre : Mwanana, la petite fille qui parlait aux animaux, 74 pages.

Auteur : Liss Kihindou ; illustrations de Terry Copaver.

Editeur : L’Harmattan Jeunesse, 2016.

13 novembre 2016

Philida (André Brink)

    Philida ou l'ancêtre esclave d'André Brink                                            

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            Avec Philida, André Brink nous plonge dans les eaux troubles de sa famille. Captivant du début à la fin, ce roman est assurément l'un des plus beaux sur l'esclavage. En modifiant quelque peu les propos que l'auteur prête à l'un de ses personnages, nous pouvons ainsi résumer l'esprit de l'œuvre : "Un jour le SeigneurDieu a décrété : Que la lumière soit. Et la lumière fut. Et puis, il a dit : Que les [Blancs] soient [en Afrique du sud]. Et [l'Afrique du sud] grouilla de [Blancs]. Et puis un jour, il a parlé et il dit : Que les Brink soient. Et ça été la chienlit".

            C'est avec ce ton d'une déroutante franchise que l'illustre romancier sud-africain nous ouvre pour ainsi dire l'album de sa famille et nous fait découvrir avec effroi la vie mouvementée de l'esclave Philida. En effet, celle-ci a été durant son enfance la compagne de jeu idéale d'un de ses ancêtres. La jeune esclave affectée à la confection des tricots pour la famille et François Brink grandiront ensemble et connaîtront ce qu'un garçon et une fille qui ne se quittent pas finissent par connaître. Malheureusement pour Philida, et heureusement pour François Brink, le sang des Noirs ne compte pas parce qu'ils ne font pas partie de l'humanité.

            Dans ce roman, André Brink montre de façon volontairement outrageante l'esprit des Blancs imbus de leurs droits sur le reste de l'humanité. "La blancheur de notre peau - laisse-t-il dire - prouve que nous sommes les fils du Seigneur. [...] Nous sommes arrivés blancs sur cette terre et, à la grâce de Dieu, blancs nous serons au jugement dernier". Les jeunes esclaves noires dont père et fils abusent en toute impunité - parfois au prix de fallacieuses promesses - les enfants métis qu'ils vendent pour avoir la conscience tranquille ou qu'ils noient pour cacher leur adultère quand ce n'est pas pour éviter de contrecarrer un mariage avantageux, tout cela doit être caché aux yeux des autres Blancs pour s'assurer le paradis. Par ailleurs, aller avec ses enfants assister à la pendaison d'un Noir est le gage de la pérennité de la suprématie blanche.

            Mais dès l'enfance, Philida est apparue comme une questionneuse et une raisonneuse. Quand elle recevait régulièrement les coups de fouet, "[...] même les jours ordinaires quand (elle) portait les seaux de merde ou les pots de chambre pour les vider dans le grand trou à l'arrière, [...] ou même les bons jours où (elle) pouvait rester assise à tricoter pendant des heures, (elle) pensait : [...] ça peut pas être réduit à ça, la vie.[...] Un jour, il se passera quelque chose qui changera tout". Ce jour est-il enfin arrivé quand elle découvre que son sang ne compte pas ? Que ses enfants ne comptent pas ?

            En tout cas, avec Philida, André Brink fait bruyamment souffler un vent de liberté dans les branches de l'arbre généalogique d'une famille blanche sud-africaine. Et tout le mérite lui revient parce que cette famille, c'est la sienne.

Raphaël ADJOBI

Titre : Philida, 373 pages. / Une conférence sur les réparations

Auteur : André Brink

Editeur : Actes Sud, 2014.

19 décembre 2016

Les Etats-Unis n'ont pas aboli l'esclavage ; ils l'ont fait évoluer

   Les Etats-Unis n'ont pas aboli l'esclavage ; il 'ont fait évoluer

LE 13e

            Sans doute que vous faites partie de ces millions de personnes convaincues qu’il y a aux Etats-Unis plus de prisonniers noirs que blancs parce que les premiers commettent plus de délits. Détrompez-vous ! « Juste après la guerre de Sécession (1861–1865) , les Afro-Américains étaient déjà arrêtés en masse pour des délits mineurs et forcés de travailler pour reconstruire le pays ». Aux dires de la réalisatrice du documentaire LE 13e – Ava DuVernay – cette pratique a été favorisée par le fantasme blanc selon lequel le Noir est dangereux (1). C’est d’ailleurs cette idée du Noir barbare qui a été popularisée au début du XXe siècle par le film Naissance d’une nation et donné une ardeur nouvelle au Ku Klux Klan.

            En effet, sans ce fantasme, comment pourrions-nous comprendre la ségrégation raciale et les diverses politiques de criminalisation des Noirs. C’est justement ce qu’Hélène Marzolf qui a vu le film LE 13e explique dans son bel article publié au début du mois de décembre dans Télérama. « Nixon a pourchassé les leaders des mouvements des droits civiques et exploité la guerre contre la drogue pour décimer la communauté noire. Logique poussée ensuite à son paroxysme avec Reagan, qui a notamment pénalisé lourdement le crack » puisqu’il l’a fait considéré comme un instrument génocidaire. En d'autres termes, dans les quartiers pauvres des Noirs, ceux qui en fument commettent un génocide et méritent une longue peine de prison. Enfin comme si cela ne suffisait pas, c’est Bill Clinton qui va faire exploser le nombre de Noirs incarcérés dans les années 1990. Il paraît qu’il reconnaît cette responsabilité aujourd’hui.

            Selon Hélène Marzolf, LE 13e montre excellemment « les intérêts économiques à l’œuvre derrière cette stratégie du bouc émissaire », derrière ces politiques de criminalisation des Afro-Américains. En faisant passer des lois augmentant le nombre de condamnations et la durée des peines, on favorise les activités économiques de certaines sociétés privées ! Elle cite la responsable de la justice des mineurs, Kyung-Ji KateRhee, qui explique la situation en ces termes : « Tout a été programmé pour assurer un arrivage régulier de détenus afin de générer du profit pour les investisseurs ».

            Le constat de l’état de ce pays, considéré comme le leader du monde libre, que fait la journaliste est finalement celui-ci : « Aujourd’hui, un Noir sur trois risque de se retrouver derrière les barreaux au cours de sa vie, pour un blanc sur dix-sept » ! Oui, vous avez bien lu ! Un Américain noir sur trois est condamné d’avance à faire de la prison. Tout est programmé d’avance, de telle sorte qu’aujourd’hui « il y a plus d’Afro-Américains sous supervision pénale que d’esclaves dans les années 1850 ».

            Il faut le dire haut et fort : les blancs qui ont fait les lois y ont volontairement laissé des failles suffisantes dans lesquelles ils peuvent s’engouffrer allègrement et se comporter en criminels en toute légalité. Ainsi, le 13e amendement de la Constitution américaine abolit la servitude sauf – retenez bien cette précision  – « pour un crime dont l’individu aura été dûment déclaré coupable ». Tu commets un délit, tu es reconnu coupable donc on peut t’appliquer la servitude, pour ne pas dire l’esclavage. « Peu de gens mesurent à quel point le passé esclavagiste des Etats-Unis est destructeur, omniprésent et handicapant » (Bryan Stevenson).

(1) :  Le documentaire n'est disponible que sur NETFLIX

(2) : Bryan Stevenson, avocat et militant noir, entretien publié dans le Courrier international de septembre-octobre-novembre 2016).

Raphaël ADJOBI    

10 janvier 2017

Tombe, tombe au fond de l'eau (Mia Couto)

                              Tombe, tombe au fond de l’eau

                                                     (Mia Couto)

Tombe, tombe

C’est toujours un grand risque pour un écrivain de donner à son récit un ancrage trop prononcé dans la réalité sociale d’une contrée. C'est souvent la meilleure façon de déboussoler le lecteur qui peut ne pas voir derrière le particulier l’universalité des êtres et de leurs sentiments. Mais quand cette entreprise est réussie, quel grand bonheur !

            Toute la beauté du roman de Mia Couto repose sur une « narration très africaine », voire mozambicaine – c’est-à-dire – une histoire imprégnée de l’Afrique lusophone. Comprenez par là que le style ne peut nullement être celui d’un africain francophone ou anglophone. L’histoire des peuples est faite de souffrances ; et quand du verbe s’exhalent des senteurs aux parfums locaux - ici coloniaux - la littérature prend un ton à nul autre pareil.

            Dans ce bref récit – moins d’une centaine de pages –organisé en huit chapitres qui se présentent comme huit nouvelles, nous pénétrons dans l’âme d’un vieux pêcheur passant son temps à courtiser sa voisine mulâtre qui, un jour, a échoué là telle l’épave d’un ancien navire dont il imagine les charmes d'antan plus étincelants encore que ce qu’il en sait du prêtre du village. Quant à Luarmina, la voisine mulâtre, comme repue de son passé brumeux, elle ne semble désirer rien d’autre qu’entendre le récit de la vie et des rêves du vieux voisin pêcheur. Le roman progresse donc entre séduction et délicate prise de distance ; l’un et l’autre des protagonistes évitant de briser le fil de la communication par une brutale déclaration ou par un rejet définitif.

            Un roman poétique, plein de formules charmantes comme : « vous pouvez avoir été caressé par une main, un corps mais aucune caresse ne reflète autant votre âme comme la larme qui glisse » ; ou « là où il est toujours midi, tout est nocturne ». Et pour finir, saurez-vous dire quelle est la différence entre un Blanc sage et Noir sage ? Non ? Alors il ne vous reste qu’à lire le livre, véritable trésor du point de vue du style.

Raphaël ADJOBI

Titre : Tombe, tombe au fond de l’eau,  78 pages

Auteur : Mia Couto

Editeur : Chandeigne,  novembre 2015.

24 janvier 2017

Les voeux 2017 de La France noire à ses adhérents, amis et sympathisants

      Les vœux 2017 de la France noire

                        à ses adhérents, amis et sympathisants

La France noire 0001

            Le bureau et le Conseil d'administration de la France noire vous souhaitent une Bonne Année 2017 pleine de joie et d'heureux moments en famille ainsi qu'avec ceux qui vous sont chers. La France noire vous remercie particulièrement pour l'intérêt que chacun de vous porte aux projets pédagogiques qu'elle propose pour la construction d'une plus grande fraternité en France. "Mieux connaître l'autre pour respecter sa différence" est sa devise.

             Cette devise a été portée à la connaissance du public lors du pot de présentation des vœux 2017 de l'association à la salle des fêtes de La Halle aux grains de Joigny. Des Français noirs et blancs partageant la même conviction - faire connaître la contribution des Noirs à l'histoire de France - ont levé leur verre autour de la traditionnelle galette des rois. Des retrouvailles pilotées du début à la fin par Françoise PARRY, Secrétaire et Trésorière de La France noire.

La France noire - Conférence

Un rappel de la suite des activités de l'association a été fait : le 21 février, une conférence sur Les Français noirs dans l'Océan indien sera donnée à La Halle aux grains de Joigny par M. Luis-Nourredine PITA, docteur en philosophie politique ; le 10 mai, en collaboration avec la mairie de Joigny, sera organisée la deuxième commémoration de l'abolition de l'esclavage dans cette ville. Une magnifique chorale gospel accompagnera de ses chants cette cérémonie.

Amitiés à tous

Le président : Raphaël ADJOBI

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